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Irénée LAGARDE : de Sistels à l’Observatoire de Paris*

par M. Norbert Sabatié, membre titulaire

Conférence du lundi 3 avril 2023

 

Préambule 

Merci, cher président, d’avoir accueilli M. le maire de Sistels, venu depuis cette commune du fin fond du Brulhois, de quelque deux cents âmes, pour entendre évoquer un illustre compatriote. Sistels existait déjà au XIIe siècle, avant que les Durfort, puissante dynastie de l’Agenais, ne le placent dans leur giron. Il en reste un modeste château situé au bord du coteau et une église qui, au départ, n’était peut-être que la chapelle castrale. Quelques vues du village aux environs de 1900 donneront un aperçu de cette localité qui a vu naître Irénée Lagarde. Avant tout, je voudrais remercier Mme Nicole Ver, ici présente, pour m’avoir fait découvrir son grand oncle et confié son Journal dont nous ne pouvons offrir qu’un condensé, mais suffisamment révélateur d’un parcours exemplaire, riche en intérêts multiples que nous évoquerons principalement sous quelques facettes : le contexte familial, le cursus scolaire d’Irénée Lagarde et de son frère Julien mort à la Grande Guerre, puis la vie à l’Observatoire de Paris incluant ses missions à l’étranger, donc ses voyages professionnels et privés.

            Mais pourquoi Irénée Lagarde ressent-il le besoin d’un Journal ? Il nous en fournit la raison, de sa belle et fine écriture : « Arrivé au terme d’une carrière qui a duré plus d’un demi siècle - du 1er octobre 1884 au 1er octobre 1937 - parvenu à ma soixante dixième année, n’ayant plus devant moi que la perspective incertaine et restreinte d’une existence de vieillard, j’éprouve le désir de me tourner vers mon passé pour évoquer les phases successives afin de les revivre en pensée. Les notes qui vont suivre, rédigées à mesure, serviront à ordonner, à préciser et à fixer, en les résumant, les souvenirs ainsi venus en lumière. Au seuil de cette étape de ma vie qui doit être la dernière, j’ai peine à concevoir que j’en suis vraiment arrivé là. Je suis un vieillard ! Est-ce possible ? Ma raison et mon état civil me l’affirment, mais je n’en sens pas la réalité. Cela s’est produit si insensiblement et si vite et sans qu’aucune limite apparente n’ait été franchie. Mon organisme, certes, manifeste quelque fatigue, mais je n’ai jamais été robuste et ces manifestations ne datent pas d’aujourd’hui. Ce n’est guère qu’au cours des deux dernières années qu’elles ont paru s’accentuer et se multiplier.

En bref, si je me lasse assez vite, si j’éprouve quelquefois des malaises, mes sens sont encore en état de donner de bons services ; mes facultés mentales ont perdu de leur vivacité, mais sont entières et ma curiosité, mon goût d’observer, de penser, d’apprendre, de comprendre et de sentir, appliqués à des sujets très variés, n’ont pas faibli. Que cela dure jusqu’au terme de mon existence, je n’en demande pas davantage. »

C’est donc un Journal a posteriori qui nous est livré, extrêmement documenté et enrichi de coupures de presse et de photos. En voici de larges extraits faisant suite à un sommaire chronologique de sa vie et de sa carrière.

Irénée Lagarde (né à Sistels le 15 décembre 1867, mort à Valence d’Agen le 20 juin 1960),  fréquente d’abord l’école de Sistels (1874-1877) avant d’être pensionnaire à Miradoux (1877-1881) où il réussit brillamment au certificat d’études, puis va au collège de Moissac (1881-1884) pour obtenir le baccalauréat ès sciences. À Paris, il suivra des cours à la Sorbonne qui seront validés par une licence de mathématiques (1892).

Service militaire abrégé (du 1er juillet 1890 au 20 juillet 91), puis participation relative aux Grandes manœuvres ainsi qu’à la Grande Guerre (collaboration au calcul de tables de tir).

Toute sa carrière d’astronome dépend de l’Observatoire de Paris (du 1er octobre 1884 au 1er octobre 1937) où il termine comme chef du Service des calculs (titularisé en 1920). À Paris, il participe aux Congrès de la Carte du Ciel (1887, 1909 et 1935). Les missions principales le conduisent au Chili (du 7 février 1888 au 14 mai 1890), en Espagne (pour l’éclipse solaire du 28 mai 1900 observée à Elche), en Tunisie (pour celle de Sfax observée en 1905), aux États-Unis (pour la Commission 23 Carte du Ciel et l’éclipse solaire du 31 août 1932 observée à Portsmouth).

Ses déplacements à l’étranger lui offrent l’opportunité de visites touristiques qu’il a su reconstituer dans un "Journal des voyages" dont la seule évocation de ses croisières peut donner un aperçu de ses multiples pérégrinations : « Poursuivant mon plan de voyages à l’étranger, je fis en 1933, deux croisières à bord du De Grasse et de la Compagnie transatlantique. La première du  9 avril au 25 avril  (Croisière de Pâques, me conduisit en Sicile, à Corfou, au Monténégro, à Venise, Bizerte... Ce fut un enchantement. La seconde non moins émouvante, du 23 juillet au 15 août (croisière d’été), m’amena en Irlande, puis en Islande, au Spitzberg, à la banquise polaire, en Norvège, en Écosse. »

            Nous savons gré à la famille d’avoir permis la consultation de ces documents comme elle a su les mettre à disposition d’un public plus large. Ainsi, le Journal de la carrière d’astronome d’Irénée Lagarde a été donné à l’Observatoire de Paris. le grand Journal de la guerre 14-18 a été confié en 2013, par Mme Nicole Ver, à la section Histoire de l’Université de Toulouse-le-Mirail, puis donné en 2014 au Service historique des armées de Vincennes. Il comporte 9 volumes manuscrits de carnets de guerre. En janvier 2022, ce don a été complété des tomes de l’entre-deux-guerres jusqu’à la retraite d’Irénée Lagarde en 1937.

  1. Contexte familial et cursus scolaire

Naissance au village

Je suis né le 15 décembre 1867 à Sistels. C’était et c’est encore [en 1937 donc] un coquet village d’une quinzaine de feux groupés de part et d’autre d’une route départementale sur l’un des coteaux qui forment, au-dessus de la vallée de Garonne, les dernières pentes de l’éventail géographique bien connu, issu du plateau de Lannemezan. Une vieille et modeste église gothique, affublée il y a une cinquantaine d’années d’une coupole pseudo-byzantine, un petit manoir de la Renaissance, exagérément qualifié de château, occupent le point culminant.

Les environs

Vers le nord les coteaux de l’autre rive du fleuve dessinent, à une dizaine de kilomètres, une longue et régulière ligne horizontale supportée par une blanche falaise de pierre. Plus bas, la vaste plaine fertile apparaît par place; une traînée de peupliers, d’où émerge parfois la fumée d’un train, y trace en le marquant le cours du fleuve. On distingue vers l’aval les coteaux d’Agen, vers l’amont ceux qui approchent de Moissac; au plus près Clermont-dessus, Donzac et Lamagistère qui fut un port fluvial.

Au sud, par les temps clairs, à plus de cent vingt kilomètres, la ligne grise et dentelée des Pyrénées s’élève à l’horizon. En son milieu, bien dégagés, les monts qui avoisinent le Pic du Midi se groupent autour de son dôme[1] qui se détache nettement sur le ciel. Des Pyrénées à la Garonne, ce ne sont, à la vue, que coteaux et vallons parsemés de bois, de cultures et d’habitations. Deux de ces vallons descendent vers le fleuve, longent de part et d’autre la hauteur où culmine à 191m l’église de Sistels.

Plus loin, à droite, on aperçoit à huit kilomètres, au-delà d’un long vallon, le bourg de Miradoux, ancienne place entourée de vieux murs, que Condé au temps de la Fronde, assiégea sans succès. C’est de là que vint mon père. Le pays est essentiellement agricole et constitué de petites propriétés. Les grands domaines y sont rares et généralement morcelés en métairies. Le tout ne manque pas de charme. 

Les principales relations de voisinage sont naturellement tournées vers la plaine. À trois kilomètres sur un dernier versant, des hauteurs qui s’abaissent vers la vallée, le bourg de Dunes, ancienne bastide, au plan classiquement régulier, est le voisin le plus proche. Ses foires de quinzaine étaient autrefois très fréquentées par les gens de Sistels. Le développement des communications leur a fait grand tort. Donzac et Lamagistère, déjà nommés, l’un au niveau de la plaine, l’autre au bord même du fleuve, sur la rive opposée sont plutôt des étapes pour de plus lointains parcours. Lamagistère est la station la plus voisine, sur la grande ligne de Bordeaux à Cette [Sète] mais les express ne s’y arrêtent pas. Plus important est en amont, à quinze kilomètres, Valence d’Agen, grosse bourgade très commerçante, véritable centre économique local. Sistels en dépend à cet égard et fréquente assidument ses marchés hebdomadaires du mardi.

Au point de rencontre de plusieurs provinces et au voisinage de la grande route qu’a toujours été la vallée de la Garonne, Sistels a dû changer souvent de maître et subir l’influence des migrations. Ses habitants tiennent cependant beaucoup plus de leurs voisins du sud, les Gascons dont ils forment l’avant-garde vers le nord, que les gens de la vallée plus mêlés ou de ceux des hauteurs de la rive droite, plus rudes. Leur langue aussi se rattache au gascon[2]. Très sociables, ils ont l’esprit vif. Ils saisissent vite et ont la répartie prompte, volontiers plaisante, sinon malicieuse. C’est une remarque que j’ai faite bien des fois lorsque, venant d’ailleurs, j’étais plus apte à noter les différences de caractère. 

Les aïeux

Tous mes ascendants, aussi loin que remontent les souvenirs et les documents qui les concernent sont issus de la population de cette région. C’est du côté de ma mère que je suis le mieux renseigné. J’ai eu en main des actes divers qui m’ont permis de reconstituer une généalogie ininterrompue depuis le début du XVIIIe siècle. À la vue de ce document on est frappé par le petit nombre d’enfants dans chaque ménage. Celui qui en a le plus, quatre, est précisément celui de mes propres parents. La baisse de la natalité, tout au moins dans cette région, ne date pas d’aujourd’hui.[3]

Les parents

Ma mère, Rose Cazeneuve, est née à Sistels le 6 janvier 1845. Elle était fille unique et parlait avec émotions de ses grands-parents maternels, Joseph Cassé et Marie Molinié, qui étaient aussi de Sistels et qu’elle appréciait plus que ses propres parents. Elle ne remontait plus haut que par ouï dire. D’après les actes et les souvenirs toute cette lignée était essentiellement paysanne. Dans les actes, on trouve la profession de brassier, ce qui voulait dire qui loue le travail de ses bras.  Il y avait cependant eu des aubergistes.

Mon père, Jean Firmin Lagarde, était né à Miradoux, département du Gers, le 12 juillet 1832. J’ai très peu de renseignements sur sa famille. Ils étaient cinq enfants, trois garçons, Justin, Firmin, Lucien, et deux filles, Justine, Ursule. D’après le peu que je sais, c’était une famille plus ouvrière que paysanne. Mon père pour son compte, appartenait au bâtiment. Tantôt on le qualifiait de maçon et tantôt d’entrepreneur. En somme, mon père avait une profession mal définie et, comme il arrive souvent à la campagne, il avait dû faire un peu de tout : tailleur de pierre, maçon, appareilleur, entrepreneur, aussi cultivateur et plus tard, comme nous le verrons, commerçant. Il était venu à Sistels pour travailler à la construction de la maison commune et c’est à cette occasion qu’il avait connu ma mère et l’avait prise pour femme.

La maison natale

La maison où je suis né, celle de mes parents, était située au milieu du village, sur le côté est de la route départementale qui le traverse. Cette maison a été transformée par mon père, en utilisant certaines de ses parties, deux ou trois ans après ma naissance. De la maison de mes parents dépendait une petite propriété composée de parcelles en ordre dispersé. Toutes ces terres, médiocrement fertiles, ne pouvaient donner qu’un modeste revenu.

La fratrie

    Ma mère m’a dit que, dans les premières années de ma vie, je ne lui avais pas causé de graves soucis. Peu turbulent, assez obéissant, je n’avais eu que des maladies bénignes.

À Pâques de l’année 1876, j’ai été mis en pension à Miradoux, moment capital dans ma vie : par la suite, je n’ai plus jamais vécu qu’occasionnellement à Sistels. J’avais un frère aîné, Lucien, dit Ulysse (né en 1865, il mourra en 1889). En mars 1874, j’eus une petite sœur, Lucie. J’avais 6 ans. Je me souviens bien de ma première entrevue avec elle : elle était dans son berceau, posé à terre dans la cuisine, elle était née à l’alcôve, et ouvrait de vifs yeux noirs. Lucie se mariera avec le peintre Édouard Domergue Lagarde qui fera son portrait.

     En janvier 1876, peu avant mon départ pour Miradoux, j’eus un petit frère, Julien, dit Martial. Je n’ai pas gardé le souvenir de nos premiers rapports. Julien, dit Martial, devenu capitaine de tirailleurs, a été tué à la guerre en 1914. Je note, en passant, la manie de remplacer pour l’usage courant, les noms officiels par des pseudonymes. Mon père, lui-même s’appelait Jean, dit Firmin. Ce démarcage ne va pas sans inconvénients.[4] À l’époque où je vous parle, outre mes parents et les enfants, la maison abritait mon grand-père et ma grand-mère maternels. Huit personnes ont ainsi vécu ensemble pendant quelque temps.

           

L’école (1874-1877)

            Je ne me souviens pas d’avoir appris à lire et peut-être savais-je lire quelque peu avant l’école. Quant à l’écriture, j’ai un vague souvenir d’ardoises, puis de plumes, d’encre, de bâtons et de doigts tachés. Avec plus de netteté, je me rappelle avoir eu en mains des livres en gros caractères intitulés L’Enfance  et La Petite Connaissance et les avoir lus mot à mot. La première date que j’aie notée de ma main portait le millésime 1874. J’apprenais facilement et je m’intéressais à l’étude. Mais les programmes de cet enseignement étaient loin de ce qu’ils ont été moins de dix ans plus tard. Ils étaient à base fortement religieuse. L’histoire sainte, les évangiles, psautier de David y tenaient une notable place. J’ai pu me servir à cet égard des livres de ma mère. Et les livres scolaires n’avaient rien de commun avec ceux qui, sous la signature des Foussin, des Leyssenne, des Larrive et Fleury ont, quelques années plus tard renouvelé et perfectionné les méthodes de l’enseignement primaire. L’instruction religieuse proprement dite, le catéchisme, nous était donnée plus spécialement à l’église par le curé. L’église, les offices, ne m’attiraient pas. Je m’y ennuyais. Je ne voyais ni la raison, ni l’intérêt de ces pratiques que ce latin incompréhensible n’éclairait nullement. J’ai cependant conservé un souvenir enchanté d’une cérémonie religieuse. Il s’agissait des rogations. Mais ici le charme n’avait rien de religieux. Il était tout dans ces longues promenades matinales par les chemins aux haies nouvellement fleuries, dans les senteurs embaumées du printemps, dans le vol des insectes et les reposoirs que l’on rencontrait ça et là, les gens et les bêtes qui se groupaient autour ne rappelaient en rien les froides cérémonies qui se déroulaient à l’église. Tout participait à la fête du printemps et nous étions plongés dans le printemps lui-même.

En pension à Miradoux (1877-1881)

La pension de Miradoux, à laquelle je fus admis, avait pour chef et unique professeur M. Cluzet qui était simplement bachelier. L’instruction qu’il donnait était avant tout primaire et, à ce titre, excellente. J’en ai grandement bénéficié. Pour un supplément de rétribution, il enseignait aussi les rudiments du latin. Mes parents n’ont pas cru devoir me faire apprendre à ce moment ce dont ils ne voyaient pas l’utilité.

Les élèves étaient presque tous des fils de paysans, d’ouvriers ou d’artisans de la région. La plupart n’ont pas poursuivi d’études. La classe se faisait, pour tous les élèves, dans la même salle. Les récréations dehors principalement sous la halle publique attenante à l’Hôtel de ville tout voisin de la pension. Elles débordaient aussi largement dans les rues du voisinage. Nous jouissions d’une grande liberté. Le jeudi et le dimanche, promenades en groupe de pensionnaires. Nous recevions quelquefois, mon frère et moi, la visite de nos parents, mais plus souvent, aux périodes de vacances, c’est nous qui allions les voir à Sistels. Nous n’avions, en général, d’autre ressource que d’effectuer le trajet à pied en transportant un léger bagage, qui me paraissait lourd. Cela m’a laissé un assez pénible souvenir. Neuf kilomètres de route montueuse, avec la charge d’un paquet, c’était assez dur pour des enfants de notre âge. Puis il y avait la crainte des chiens qui souvent, venaient aboyer à nos trousses.

La fanfare

     La pension avait une fanfare. Elle était constituée par ceux des élèves qui, moyennant un supplément, étudiaient la musique. Nous avions donc une fanfare. Je n’en faisais, tout d’abord, pas partie, mes parents n’ayant pas cru devoir faire les frais nécessaires, mais je finis par y participer comme tambour. L’instrument me fut fourni par le maître de pension et personne ne put me donner sérieusement des leçons. J’appris comme je pus et naturellement mal. Les jours de promenade, je marchais en tête de la colonne avec mon tambour. Je fus bientôt dans Miradoux une sorte de célébrité. La fanfare, moi compris, voulut une fois prendre part à un grand concours de fanfares qui devait avoir lieu à Agen. Ce fut un événement.

La politique : deux clans

       La politique n’était pas bannie de la pension. M. Cluzet était un républicain résolu. Il y avait d’autre part à Miradoux une école de Frères maristes. Et naturellement les deux groupements s’opposaient. Cela n’empêchait pas cependant les élèves de la pension de recevoir une solide instruction religieuse, d’abord à la pension même, catéchisme, histoire sainte, puis à l’église par un vicaire et c’est là que je fis ma première communion et reçus la confirmation.

    La politique avait failli jouer un mauvais tour à M. Cluzet. Un jour en pleine classe quelqu’un vint lui parler. Ce qu’il lui dit devait être grave car très ému, il sortit aussitôt, nous laissant là. Il s’agissait du coup d’État du 16 mai 1877 par lequel les conservateurs avaient tenté de s’emparer du pouvoir avec la complicité du Président de la République, le maréchal de Mac-Mahon.[5]

            C'est à Miradoux que j’ai passé mon premier examen : celui du certificat d’études.[6] Il n’avait été institué que depuis un an. C’était la seconde fois qu’il avait lieu à Miradoux. Je fus brillant au classement, je fus le premier de la liste.[7]

     Après le certificat d’études si brillamment enlevé, il était évident que je n’avais plus grand-chose à apprendre à la pension Cluzet. Mon frère l’avait déjà quittée pour apprendre un état qui fut celui de notre père. Pour moi, mes parents, sans but précis, avaient résolu de me faire poursuivre mes études. Mais comment ? Mon père, à tout hasard alla s’informer au Collège de Moissac et il y apprit que le principal, qui était un homme d’initiative, prenait à prix réduit, autant dire, comme boursiers, les bons élèves susceptibles de concourir avec succès aux bourses officielles. À cet effet il faisait passer un premier examen de concours dans son collège. Je concourus et je fus admis. Là-dessus je quittai Miradoux pour Moissac. Ceci se passait à Pâques de l’année 1881. J’étais resté cinq ans à Miradoux.

Au Collège de Moissac (1881)

      Ancien établissement des jésuites, de sévères bâtiments encadrant une grande cour dont un des côtés était une chapelle devenue église publique, mais avec tribunes réservées aux collégiens qui y accédaient sans sortir du collège, grands dortoirs, réfectoire, nombreuses salles de classes et nombreux professeurs, un principal, un surveillant général, des maîtres d’étude… Tout cela était bien fait pour m’en imposer au sortir de la pension familiale de Miradoux. Je m’y sentis dépaysé. Et à vrai dire, je ne m’y plus jamais, j’y eus même plus d’une fois le cafard. Je n’étais point fait pour cette vie de caserne dépourvue d’intimité, entouré de camarades qui ne m’attiraient pas et dont un seul est resté mon ami après que nous eûmes quitté le collège.

     Avant la fin de l’année scolaire, j’allai à Montauban avec d’autres élèves pour passer l’examen de bourse officiel, car comme je l’ai dit, je n’avais qu’une bourse provisoire aux frais du principal du collège. Je passai cet examen dans de bonnes conditions grâce à l’excellente instruction que j’avais reçue à Miradoux et j’obtins non une bourse entière pour le collège mais une demi-bourse de lycée qui équivalait à peu près à trois-quarts de bourse pour le collège. Ma situation fut ainsi définitivement consolidée et c’est dans ces conditions que je poursuivis mes études au collège de Moissac jusqu’à mon baccalauréat.

            Les études que je fis à Moissac étaient loin d’avoir la qualité de celles que j’avais faites à Miradoux. Les professeurs étaient souvent médiocres ou peu consciencieux et le milieu n’était pas d’un niveau très élevé. Les promenades en dehors du Collège ne manquaient pas d’agrément, le pays étant assez bien pourvu de sites intéressants. C’étaient les bords du Tarn, qui à cet endroit est une belle rivière. À quelque distance, assez près pour que nous puissions y aller en promenade, se trouvait le confluent du Tarn et de la Garonne. Les bords du canal offraient aussi d’intéressants aspects, surtout à l’endroit où ce canal franchit le Tarn sur un bel aqueduc : le Pont Carco. Dans le voisinage de ce Pont, un autre pont supporte la voie ferrée de Bordeaux à Cette. On voyait donc, à cet endroit, le Tarn, le canal, la voie ferrée et les deux ponts.

     Au moment des vacances, pour me rendre dans ma famille, c’était aussi une beaucoup plus importante affaire, il fallait aller par le train de Moissac à Lamagistère, puis à pied, en portant un paquet, de Lamagistère à Sistels. La première fois que j’avais pris le train, c’était pour me rendre à Moissac passer mon premier examen de bourse.

Les camarades qui ont fait une carrière quelque peu au-dessus de l’ordinaire, sont peu nombreux : Bazaillon, celui qui fut mon ami et avec lequel j’ai conservé longtemps des relations. Il était de Lamagistère. Passé au lycée de Toulouse, il entra à l’École Normale où il sortit agrégé de philosophie. Il fut professeur au Collège Stanislas. Je l’ai perdu de vue un peu après 1900. Il est mort, il y a quelques années, en province. J’ai revu à Paris, Vincent, fils de mon professeur de physique. Passé par l’École Normale, il était professeur agrégé de physique au lycée Saint-Louis. Delthil, entré dans la magistrature, est devenu sénateur.[8] Je ne l’ai plus revu mais il m’a écrit plusieurs fois pour me recommander une dame, calculatrice du Bureau des mesures photographiques de l’Observatoire, sœur d’un de ses secrétaires. Comme anciens élèves ayant fait une brillante carrière, on citait de mon temps Izoulet, professeur au Collège de France.[9] Et par la suite, il y eut comme professeur, pour peu de temps, Jules Tellier, qui a laissé un nom dans la littérature, à côté de celui de Rimbaud.[10]

En 1884 je passai mon baccalauréat ès sciences. L’écrit eut lieu à Montauban où j’avais déjà été et l’oral à Toulouse. Ainsi s’élargissait rapidement le champ ouvert de ma curiosité. Comme événement marquant pour moi, au cours des années de Collège, je dois noter un voyage à Bordeaux. Mon frère aîné y faisant son apprentissage et il y avait une exposition, autant de raisons pour y aller. Je m’y rendis donc pendant les vacances en compagnie de mon père. Nous n’y passâmes que quelques jours. Mais j’avais vu, cette fois une véritable grande ville. Et j’allai au théâtre voir le Tour du Monde en 80 jours. Ceci se passait en 1882 ou 1883.

Un autre événement capital marqua cette année 1884 qui devait décider de tout le reste de ma vie et même de l’avenir de toute la famille. Mon père s’associa avec un de nos parents qui exploitait un restaurant à Paris et il quitta Sistels, avec l’intention d’amener toute la famille à plus ou moins brève échéance. Mon frère aîné y était déjà et avait abandonné son métier pour se consacrer au restaurant. Tandis que j’étais en train de terminer mes études au Collège, à peu près vers le 14 juillet, ma mère et ses deux plus jeunes enfants allèrent passer quelques semaines à Paris. Dès que je fus bachelier, il fut entendu que j’irai à mon tour. Je m’y rendis donc sans but précis, mais le sort se chargea de m’en offrir un : deux mois plus tard, j’entrai à l’Observatoire.

     Attendant le départ du train à la gare d’Agen, j’avisai à la bibliothèque un ouvrage intitulé Paris et ses environs. J’en fis l’acquisition. Il me fut précieux, c’était le Baedeker. Ce fut mon premier contact avec ces  guides. J’achetai aussi, pour occuper mon voyage, un volume de la collection Durtu comprenant Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Je trouvais ces œuvres merveilleuses et c’est avec enthousiasme que, dès que je le pus, j’allai au Théâtre français voir jouer Le Mariage de Figaro.

Décès successifs

Tout fut marqué par d’importants événements. Mon grand-père, demeuré à Sistels avec ma mère mourut en 1885 après une courte maladie. Au mois de septembre de la même année, mon frère, qui s’était rendu à Sistels, y tomba gravement malade et y mourut le 13 avril de l’année suivante.

     Les espoirs que l’on avait mis dans le succès de l’entreprise du restaurant ne s’étaient pas réalisés, le souci des mauvaises affaires devint surtout constant et il obsédait mon père : il a été pour beaucoup dans le mauvais état de sa santé. Pour moi, j’avais passé quelques semaines à Sistels au début de la maladie de mon père dont on croyait à ce moment-là la fin imminente - elle n’eut lieu que huit mois plus tard - mais j’avais dû rejoindre mon poste et je n’assistai ni à la mort de mon père, ni à son enterrement [1886].

     Après sa mort, tout le souci retomba sur ma mère qui se débattit vaillamment pour liquider au mieux à l’égard des créanciers et de nos associés, une situation difficile. Mon frère et moi l’aidâmes de notre mieux. Les embarras ne cessèrent véritablement qu’au moment où ayant quitté l’Observatoire pour le Chili, il me fut possible de venir en aide à ma mère de façon plus que suffisante.

   À la rentrée des classes mon jeune frère fut mis en pension à Miradoux, puis il fut reçu au baccalauréat en juillet 1894 et, à la rentrée des classes, il alla au lycée de Toulouse pour y préparer Saint-Cyr. En octobre 1898, Julien fut reçu au concours de Saint-Cyr. Il entra à l’École le 27 de ce mois. Tout cela ne s’était pas fait sans peine. Désormais sa carrière était fixée et sa situation assurée. C’était un grand point. Et mon frère en ayant terminé à Saint-Cyr fut nommé sous-lieutenant et affecté au 161ème d’infanterie à Saint-Mihial. Il rejoignit sa garnison le 1er novembre.[11]

Ainsi, à la fin de 1887, au moment où commençait pour moi une nouvelle vie, la famille se composait de ma grand-mère qui avait eu une petite attaque dont elle ne se remit jamais (elle mourra en 1893) et de ma mère demeurée veuve avec quatre enfants. La situation commerciale avait été liquidée au mieux mais les ressources auraient été à peine suffisantes si je n’avais vu les miennes s’accroître considérablement.[12]

L’année 1899 fut dominée et caractérisée par la détente, vu que nous n’avions plus la préoccupation immédiate de nous créer des moyens d’existence. Chacun de nous avait une situation modeste sans doute, mais pour le moment suffisante. Nous le reconnaissions et en étions satisfaits. Nous pûmes nous réunir aux vacances et en jouir tranquillement sans arrière pensée. Ma mère était tantôt à Valence, tantôt à Sistels. Ma sœur, qui avait son travail, munie d’une bicyclette, allait souvent à Sistels.

L’année 1905, fut dominée par la maladie de ma mère. Elle se manifesta tout le long, avec plus ou moins d’intensité. Cet état de choses devait se prolonger durant des années, parfois avec des accalmies assez longues, mais jamais ma mère ne retrouva son état antérieur. Ce fut un grand malheur et pour elle et pour ceux qui s’occupaient d’elle, ma sœur surtout. Le 11 juillet 1905 ma sœur épousa à Sistels, Édouard-Domergue, artiste peintre, ancien élève de l’École des Beaux-Arts.[13] Le ménage établit sa résidence à Valence, là où ma sœur avait sa photographie. Ma mère vivait avec eux, dans l’attente d’une amélioration de sa santé qui lui permit de retourner à Sistels. Ma pauvre maman mourut le 24 janvier 1931 à 20h45. Elle avait 86 ans et 18 jours, étant née le 6 janvier 1845. Je pus assister à ses derniers moments mais elle ne me reconnut pas.

      Je tins à régler aussitôt, dans la mesure du possible, tout ce qui touchait à la succession. Cela se fit de la façon la plus complète et la plus simple : quant à moi, je renonçai purement et simplement à la part qui devait me revenir. Il suffit pour cela d’en faire la déclaration au greffe du tribunal de Moissac. En conséquence ma sœur devenait seule héritière. C’était une bien minime reconnaissance du dévouement qu’elle n’avait cessé de manifester à l’égard de sa mère et de toute la famille. Je repartis pour Paris le jour suivant, mardi 27 janvier. Tout le monde avait été plein d’attention et d’affection pour moi. J’eus l’occasion de faire la connaissance du fiancé de Colette, Antonin Ver, instituteur. Colette se proposait d’aller vivre avec son mari, mais sans cesser de s’occuper de la photographie.[14]

  1. Épisodes de guerre

Mon plus ancien souvenir a trait à la guerre de 1870. Mon père, non mobilisé parce que marié, avait été, en qualité d’ancien soldat, chargé de l’instruction des jeunes recrues. La pièce officielle que j’ai retrouvée le nomme même "commandant de la garde nationale" et fait appel à son patriotisme. En fait, il réunissait la demi-douzaine de jeunes gens susceptibles d’être appelés et, en civil, en sabots, sans armes, leur faisait faire sur la route hors du village, au sud, à la hauteur de la grande garenne, les plus élémentaires mouvements de l’école du soldat. Il m’emmenait avec lui et, pour ne pas gêner les mouvements, me mettait dans le fossé de la route. Mes yeux étaient juste au niveau de la ligne des sabots : c’est cette vision des sabots alignés que j’ai longtemps conservée dans ma mémoire, et quand mon père commandait : « À droite, alignement », c’est moi qui commandais : « Fixe !   »

J’eus à me préoccuper de mon service militaire. Absent de France au moment du tirage au sort et du Conseil de Révision, ne m’étant pas rendu dans les délais, aux ordres que le recrutement m’avait adressés, j’avais été déclaré insoumis, (par le fait de faux renseignements). Cela aurait pu avoir des conséquences plus que désagréables au moment de ma rentrée en France. Fort heureusement une nouvelle loi militaire, promulguée en 1889, amnistiait ceux qui, pour mon cas, viendraient, dans certaines conditions, se mettre à la disposition des autorités militaires en France, avant le 1er janvier 1891.

   Service militaire 1890-91

   C’est ce que je fis le 1er juillet 1890 au Bureau de recrutement d’Agen. Je fus aussitôt dirigé sur le 1er Bataillon du 20ème Régiment de ligne en garnison à Marmande. J’eus la chance d’être affecté à la 3ème compagnie, dont le sergent-major Vergnes avait été mon condisciple au Collège de Moissac. Il m’accueillit en bon camarade, facilita mes débuts et m’évita bien des désagréments dans une carrière bien différente que celle que je venais de pratiquer ailleurs. Je ne pus cependant m’empêcher de trouver pénible ce changement.

     Quelques jours plus tard, le 7 juillet, le Bataillon alla faire des exercices à Casteljaloux, à la lisière de la forêt des Landes. Je dus faire sac au dos, comme les camarades, les 22 kilomètre de l’étape. Je n’avais aucun entraînement, j’arrivai éreinté et les pieds en mauvais état. Nous restâmes six jours à Casteljaloux, à coucher sur la paille. Nouvelle marche de 22 kilomètres, mieux supportée pour retourner à Marmande (12 juillet).

     Au mois de septembre 1890, ce furent les grandes manœuvres. Elles durèrent 14 jours avec un seul jour de repos. Parti de Marmande, le Bataillon  ne devait pas y revenir. Il devait permuter à l’issue des manœuvres avec un autre Bataillon stationné à Montauban. Au départ, le matin du 5 septembre, en soulevant mon sac réglementairement chargé, pour le mettre sur mon dos, j’eus le sentiment que je ne ferais pas cent mètres, accablé par ce fardeau qui m’écrasait le dos et me couperait la respiration. Je fis cependant de nombreux kilomètres comme mes camarades et mieux que certains d’entre eux pourtant plus entraînés. Mais ce fut très dur ! La chaleur, la poussière, la soif qui poussait à boire l’eau des mares, le chargement excessif, les pieds meurtris, les interminables étapes augmentées de rudes montées épuisantes, une diarrhée incoercible qui ne me laissait pas de repos, le ravitaillement insuffisant… Je me sentis souvent à la limite de mes forces. Une fois même je dus mettre mon sac sur une voiture. Ce fut très dur mais ne manqua pas d’intérêt. Les scènes de cette vie errante sont souvent très pittoresques.

     Notre itinéraire nous conduisit de Marmande à Montauban, d’abord le long de la Garonne, puis par les hauteurs de Quercy, enfin par celles de la Gascogne. J’étais à Montauban le 18 septembre. Une bonne nouvelle m’y attendait.

     Un peu avant les manœuvres, une note au Rapport avait signalé qu’on demandait des candidats pour passer à la  17ème section  de commis et d’ouvriers d’Administration à Toulouse. Je m’étais fait inscrire, mais sans espoir d’être agréé, car je n’ignorais pas que cette mutation exigeait une présence préalable de six mois dans un Régiment. Il se présenta une demi-douzaine de candidats ; on nous fit passer un petit examen élémentaire, écriture, dictée, calcul. Vergnes m’avait averti que ces choses n’aboutissaient jamais à rien.

     Je n’y pensais plus lorsque le lendemain de mon arrivée à Montauban, ce même Vergnes me transmit l’ordre de rejoindre à Toulouse, la susdite 17ème section. Je m’y rendis le 21 septembre. Là, après un nouvel examen, je fus affecté en qualité de commis, à la 1ère Sous-Intendance qui s’occupait du ravitaillement. C’était un changement brusque et complet. Plus de sac, plus de nuit sur la paille dans des étables, plus de marches et de manœuvres accablantes. J’étais devenu instantanément un bureaucrate occupé à des écritures, des adjudications, etc. Tout cela facile pour moi.

     Les commis étaient comme les ouvriers logés dans une caserne mais, obligés de sortir pour aller dans leurs Bureaux, ils jouissaient d’une grande liberté. Ils avaient en outre, en permanence, la permission de 10h le soir et de deux fois par semaine, celle de 1h le matin. Cette dernière me fut particulièrement agréable : elle me permit d’assister au Théâtre du Capitole, à de nombreuses représentations. Je passais ainsi en revue les principaux Opéras du répertoire. J’y vis aussi des œuvres plus originales, comme Lohengrin que des manifestations hostiles avaient fait interdire à Paris. Ce Lohengrin n’était pas nouveau pour moi : je l’avais déjà entendu à Santiago.

      Je menais, somme toute, une vie fort peu militaire, je pus même pendant quelques temps suivre des cours à la Faculté des Sciences. C’est dans ces conditions particulièrement favorables que se poursuivit mon service militaire. Cependant, une incertitude ne laissait pas de me préoccuper : quelle devait être la durée ? 

     Ma classe (1887) avait été incorporée sous le régime de la loi de 1872. Elle devait, en conséquence, être définitivement libérée en novembre 1891. En réfléchissant, j’observais que j’étais fils aîné d’une femme veuve. À ce titre je ne devais faire qu’un an en tout. J’avais sous la main la collection complète des textes régissant les questions militaires. Je me suis mis à les étudier méthodiquement et j’arrivais à la conclusion irréfutable que je devais être libéré en qualité de fils aîné de veuve, non pas le 1er novembre comme mes camarades de la classe de 1887, mais au bout d’un an de service et, par conséquence, immédiatement. Et je fus libéré le 20 juillet 1891.

1909 : Julien participe à un camp  militaire en  forêt de Bouconne  près de Toulouse.

Au cours de l’année 1913, la situation de mon frère subit de grands changements. En mars il fut nommé capitaine et affecté au 154ème Régiment d’Infanterie qui avait des détachements à Lyon, dans les Alpes, et à Fort National en Algérie. C’est à Fort National qu’il fut d’abord envoyé. Mais il y resta que peu de temps. Le 6 juin, son bataillon quitta l’Algérie pour Lyon. Après les manœuvres, il quitta Lyon pour la vallée de l’Ubaye dans les Alpes. Le 5 juin il était à Jansen, un petit village. Il avait demandé de passer aux Tirailleurs de l’Afrique du Nord. Grâce à des appuis que je lui ménageai, il obtint satisfaction. Il fut affecté au 8ème Tirailleurs à Bizerte où il était le 4 décembre, enchanté. C’est de là qu’il devait partir l’année suivante, pour prendre part à la guerre et y laisser sa vie.

1914 : Au début de la guerre j’avais 46 ans et 8 mois. Je m’attendais à être mobilisé, sinon pour combattre au moins pour quelques services auxiliaires. Je m’étais équipé de mon mieux, en conséquence: chaussures, épais manteau etc. en fait je n’ai jamais été appelé, non plus que la plupart des hommes de ma classe 1887. On m’a seulement demandé de collaborer au calcul de tables de tir.

            Le 2 septembre 1914,  je pus voir mon frère cantonné avec son bataillon à Aubrais, près de Sceaux, et déjeuner avec lui dans un arbre-restaurant de Robinson. Le soir de ce même jour, à la grande surprise et au grand réconfort des Parisiens, la 45ème division tout entière traversa Paris de la Porte d’Orléans à la Porte de Pantin, pour aller prendre position au nord menacé de la capitale  par les Allemands. Surpris moi-même, j’eus la chance de trouver mon frère dans une halte, boulevard Saint-Michel, au coin de la rue du Val de Grâce. Je l’accompagnai jusqu’au Châtelet au milieu des manifestations délirantes de la foule, les femmes surtout. Je pus revoir mon frère et ce fut la dernière fois, dans l’après midi du 4 septembre. Il m’avait fait savoir par pneumatique, qu’il était, avec sa troupe à Bagnolet. J’y allai aussitôt et nous dînâmes dans un petit restaurant. Il m’accompagna à quelque distance dans la diversion de Paris. Je ne devais plus le revoir vivant.

            Mort de Julien

C’est au cours d’une stabilisation que mon frère devait trouver la mort. Il était, avec sa compagnie cantonné à Marœuil, bourg à une dizaine de kilomètres au nord d’Arras. Elle faisait le service de tranchées  en avant de la Maison Blanche, ferme et estaminet sur la route d’Arras à Béthune. Dans la nuit du 4 au 5 novembre, tandis que la compagnie de mon frère était au repos, les Allemands s’étaient emparés d’une de nos tranchées. Les troupes au repos furent aussitôt alertées et ordre leur fut donné de reprendre la tranchée perdue, en partant de celles que nous avions conservées. L’attaque fut déclenchée le 5 novembre vers la fin de l’après-midi. Il s’agissait de sortir de nos tranchées pour sauter dans celles des Allemands, distantes seulement de quelques dizaines de mètres. L’opération était des plus risquées. Au signal, mon frère et sa troupe partirent à l’attaque, les Allemands les fusillaient à bout portant. Dès les premiers pas mon frère s’abattit, tué raide. Un témoignage indique son rôle héroïque :

«  J’avais la plus profonde admiration pour l’héroïsme de votre frère. Vous verrez souvent citer des actes de héros. Il y en a de toutes  les qualités. Celle de votre frère était la meilleure et elle est rare, très rare. Un an de campagne me permet de vous l’affirmer. »

   Je n’avais aucun doute sur l’exactitude de cette appréciation. C’était un vrai héros que nous perdions. Avant l’attaque il avait reçu une première blessure. Elle n’intéressait que le cuir chevelu, mais il aurait pu se retirer pour aller se faire panser. Il ne voulut pas que ses hommes partissent sans lui. Il fut cité à l’ordre de l’armée et à titre posthume il reçut la croix de guerre et fut nommé commandant et chevalier de la Légion d’honneur. Une croix de la nécropole de Marœuil lui rend hommage, ainsi qu’une plaque sur le Monument aux Morts de Sistels. Pendant une bonne partie de l’année je dus me préoccuper de récupérer les objets et les sommes qu’avait pu laisser mon frère. Le 14 avril 1923 je me rendis à Marœuil pour assister à l’exhumation de ses restes et à leur transfert dans le cimetière national attenant au communal.

            Paris en guerre

            À l’Observatoire la mobilisation avait réduit mon personnel. Le travail du service allait au ralenti. À partir de février je collaborai au calcul de tables de tir. Je continuai de me renseigner de mon mieux sur les événements afin de les consigner et les commenter dans mon Journal de la guerre qui prit d’autant plus d’importance que les faits furent plus importants et plus précipités.

     Mais un certain trouble résulta des bombardements par avions et par canons à longue portée. Les bombardements par avions n’étaient pas une nouveauté, mais ce n’est qu’à partir du 30 janvier 1918 qu’ils prirent une grande importance. Dans la nuit du 30 au 31 janvier 1918, 50 avions bombardèrent Paris pendant plusieurs heures. Il y eut d’assez nombreuses victimes. Cette attaque par avions fut suivie de beaucoup d’autres. Elles se répétèrent parfois toutes les nuits. Elles se poursuivirent jusqu’au mois d’avril. Pour ma part, je me rendais à l’Observatoire où de solides voûtes superposées offraient une certaine  garantie. Le plus souvent je me réfugiais dans mon bureau d’où, les fenêtres ouvertes, j’assistais à la bataille. Le vestibule du rez-de-chaussée servait de refuge au personnel et aussi aux personnes du voisinage. Ce fut le cas de Flammarion et de peintres de la rue Cassini. On courait en attendant la fin de l’alerte. Et ces réunions improvisées étaient dominées par la statue du général Ney qu’on y avait transportée de son piédestal voisin. Bientôt d’ailleurs ces réunions furent de plus en plus réduites. On s’habituait au danger et beaucoup restaient chez eux. En général et abstraction faite des victimes, ces alertes se passaient gaiement. Dès que sonnait la fin de l’alerte, les réfugiés se répandaient dans les rues et dans la nuit obscure, on entendait des rires et des chants.

Le bombardement par canon à longue portée nous fournit une variante des plus intéressantes. Le tir se faisait tout d’abord à 120 km de distance. Ce fut une surprise pour tout le monde lorsqu’un communiqué officiel annonça qu’il s’agissait d’obus et non de bombes d’avion. Je fus surpris comme les autres, mais, le fait étant donné, j’en cherchais l’explication et la trouvais sans trop de peine : canon très long, tirant très haut, pour diminuer l’effet de la résistance de l’air. Le premier tir eut lieu le 23 mars 1918, en accord avec la grande attaque allemande vers Amiens, Ils se succédèrent par périodes jusqu’au mois d’août où 80 obus furent lancés du 5 au 9. Avec le tir au canon il ne pouvait plus être question d’alerter. On devait vivre avec ce risque purement et simplement. Il n’était d’ailleurs pas très grand. L’éclatement de l’obus était beaucoup moins dangereux que celui d’une bombe d’avion. Il y eut cependant des victimes et même une catastrophe beaucoup plus importante que celle du métro Bolivar. Le jour du Vendredi saint, un concert spirituel rassembla dans l’église Saint-Germain un nombreux public d’élite. Survint un obus qui, pénétrant par le haut de la nef, abattit une des colonnes soutenant la voûte, laquelle s’écroula sur les assistants. Il y eut dans les 80 morts.

Fin de guerre - Événements particuliers

14 juillet 1918 : J’eus la chance de me trouver derrière une dame que je sus être Madame Edmond Rostand. Les circonstances aidant, nous ne tardâmes pas à échanger nos réflexions et à associer nos acclamations. Au passage de chaque détachement, elle s’avançait pour offrir des fleurs. Chaque détachement avait son caractère propre. En tête venaient les Américains : une figure de géométrie en marche, droit devant elle, sans rien voir, pas même les fleurs que leur offrit ma voisine. En queue, nos Poilus, dans un désordre pittoresque et bon enfant. Ceux-là quittaient leurs rangs  pour faire des agaceries aux filles, dont ils imitaient les acclamations : « Vivent les Poilus ! » De quoi révolter les Américains. Ce qui nous fit dire au passage des Américains : « Ils sont gelés et au passage des Poilus, enfin ils dégèlent. »

     Dans la nuit qui suivit, m’étant réveillé, j’entendis les coups précipités d’une canonnade lointaine, dans la direction de l’Est. Je ne m’y trompai pas : c’était l’offensive allemande, la dernière, qui commençait. Je me rendormis confiant. Trois jours après ce fut notre tour d’attaquer. Notre attaque ne devait s’arrêter que le 11 novembre. Étant dans mon bureau à l’Observatoire, j’entendis à 11 heures tonner le canon et sonner les cloches. C’était l’annonce de l’entrée en vigueur de l’armistice qui venait d’être signé. C’était la fin de la Grande Guerre mondiale. Moment solennel entre tous. Je pensai à mon frère.

Le 11 novembre 1920, on célébra à la fois, l’anniversaire de l’armistice et le cinquantenaire de la République. La Cérémonie comprit le transfert du cœur de Gambetta au Panthéon et celui de la dépouille du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe. Les deux dépouilles furent réunies dans un même cortège où l’armée tenait naturellement une grande place. En particulier on avait réuni en un seul groupe tous les drapeaux de l’armée française, auxquels on avait joint les drapeaux français de 1918 restitués par l’Allemagne, conformément au traité de paix. Cela faisait un spectacle vraiment merveilleux et poignant. 

1921 Au printemps le Professeur Einstein vint à Paris, sur l’invitation du Collège de France, pour exposer sa Théorie sur la Relativité. J’assistai aux quatre conférences qui lui furent consacrées et aux dimensions qui s’en suivirent. C’était le début de cette Théorie qui devait tenir tant de place dans la science.

1925 : Exposition des Arts décoratifs où Domergue-Lagarde présenta Pacification-Travail.

 

  1. Carrière à l’Observatoire

Or, il y avait à l’Observatoire un jeune astronome originaire de Sistels : Bigourdan[15]. C’était un ami de la famille et plus spécialement un camarade d’école primaire de ma mère qui n’avait que six ans de plus que lui. Mon père n’avait pas manqué d’aller le voir à l’Observatoire ; il y revint avec moi et Bigourdan proposa de me faire entrer à l’Observatoire comme son assistant. Je connaissais bien Bigourdan. Quand il venait à Sistels, aux époques de vacances, je ne manquais pas d’aller le voir. Il aimait causer et avait toujours des choses intéressantes à raconter. Deux ans auparavant notamment, il était allé aux Antilles observer le Passage de Vénus, puis en Russie pour y accompagner des instruments qui avaient été prêtés par les Russes. Tout cela était assez tentant, mais je savais que la situation qui m’était offerte comportait des occupations moins intéressantes notamment beaucoup de calculs. J’hésitai donc d’abord, puis, devant les instances de mon père, j’acceptai. Et c’est ainsi que j’entrai à l’Observatoire de Paris le 1er octobre 1884, avec un traitement de 1000 francs par an et le logement. Je ne le sus que le 15 décembre suivant.

Le travail d’astronome (1884-1887)

            L’astronomie n’était pas pour moi une science entièrement inconnue. Je ne parle pas de la Cosmographie qui figurait au programme du baccalauréat mais que naturellement j’avais laissée de côté, comme tout le monde. Mais le bon vieux curé de Sistels m’avait quelques années auparavant donné l’Astronomie Populaire de Flammarion. C’était sa première édition, elle avait paru par fascicules mis en souscription. Mon vieux curé avait souscrit mais avait trouvé le sujet trop difficile pour lui. « Moi, je ne comprends pas, me dit-il, toi tu comprendras peut-être. » et il m’avait fait cadeau de tous les fascicules. Je ne compris sans doute pas tout immédiatement mais je lus l’ouvrage et il m’enthousiasma. Rien que les illustrations auraient suffi.

     Mais ce n’est pas cet enthousiasme qui m’avait décidé à accepter l’offre de Bigourdan. Je ne l’acceptais que comme un pis-aller. Or, maintenant, arrivé au bout de ma carrière, après 53 ans passés, je me rends compte que j’avais pris le bon chemin. Je débutais à un niveau très bon il est vrai, à 16 ans, et j’avais une situation assurée. Tout d’ailleurs ne fut pas rose dans les trois ans que je passai à l’Observatoire de Paris comme assistant de Bigourdan. Bigourdan, travailleur acharné, fut extrêmement exigeant. Au total, observation ou travail de bureau, il me demanda l’équivalent de treize heures de service par jour. Et les dimanches même je n’étais libre que si le temps ne se prêtait pas aux observations. La règle était que l’on devait observer, fêtes ou non, toutes les fois que le ciel était découvert. Or, comme on ne pouvait pas savoir à l’avance si dans la soirée le ciel ne se découvrirait pas, il fallait être constamment sur le qui-vive et prêt à gagner l’Observatoire à tout instant. Comme je passais en général mes jours de congé à Chaillot, autant dire que, la nuit venue, je ne m’appartenais plus, constamment préoccupé de l’état du ciel et obligé de me tenir à proximité de l’Observatoire. C’était odieux. Bigourdan, sans doute, s’astreignait à la même servitude mais c’est dans son propre intérêt qu’il travaillait, tandis que c’est pour lui que moi je travaillais. Cet état de choses dura longtemps. Ce n’est guère qu’au cours de la dernière année que ces règles s’adoucirent. Les treize heures furent réduites à neuf. Mais les observations les jours de fête furent maintenues.

                J’étais logé à l’Observatoire. J’y avais une chambre dans la Tour de l’Ouest. C’est là un de mes bons souvenirs de cette époque. Cette chambre, au plus haut étage, avait vue vers l’ouest par-dessus Paris. De mon lit je voyais le Trocadéro encadré par la fenêtre. Mais je ne possédais pas seulement ma chambre, je disposais aussi de tout l’Observatoire, bâtiments et jardin. J’y étais partout chez moi. Dans les derniers temps j’avais même un petit appartement de deux pièces. Ces chambres étaient en principe à l’usage des élèves d’une École d’Astronomie, laquelle fut supprimée quelque temps après mon arrivée. Les chambres des élèves se trouvèrent alors inoccupées. Je n’eus qu’à ouvrir une porte de communication pour adjoindre un bureau à ma chambre à coucher.

     Et, que de fois la nuit, après une séance d’observation, j’allai dans le jardin avant de gagner mon lit. À ces heures j’y étais seul, dans l’ombre ou au clair de lune. Et je connaissais les coins les plus sauvages, une brousse jamais entretenue, des arbres et des buissons à l’abandon. C’étaient mes lieux de prédilection. Je trouvais cela délicieux. Ces années passées à l’Observatoire, au sortir du Collège, virent s’accomplir en moi une profonde transformation.

            Vers la maturité       Photo IL1887

     La première année surtout, j’y étais entré enfant - moins de 17 ans - et je n’avais encore qu’une mentalité d’enfant, dépourvue d’idées personnelles, ne faisant que d’après ce que l’on m’avait appris, ou ce que je voyais faire autour de moi. Or, tout à coup, il se fit dans mon esprit comme une effervescence d’idées personnelles. Je me mis à penser par moi-même, à tout considérer et juger par moi-même et cela avec une intensité, une ardeur extraordinaires. Je fis des découvertes qui bouleversèrent ce que j’avais admis jusqu’alors et cela m’excitait et m’exaltait. Un voile s’était déchiré qui, jusque là, m’avait caché la réalité des choses que je voyais maintenant sous leur véritable aspect et un aspect que j’avais découvert non seulement par moi-même, mais encore à l’encontre des idées courantes. Cela dura environ six mois puis l’effervescence se calma, mais il en demeura cette habitude de penser par moi-même qui ne m’a plus quitté.

     Dans la suite, j’ai acquis plus d’expérience, j’ai été conduit à réviser beaucoup des idées que je m’étais faites dans cette première improvisation ardente, mais l’essentiel est demeuré et, surtout, cette indépendance de jugement que j’ai rarement trouvée chez d’autres. Je n’avais, à l’Observatoire, que peu de relations avec mes collègues. Bigourdan d’ailleurs tenait à ce qu’il en fût ainsi. Au début de 1885, Bigourdan qui, jusque là, habitait à l’Observatoire dans la Tour Ouest, comme moi, ce qui me mettait sous sa constante surveillance, jour et nuit, épousa la fille du directeur, l’Amiral Mouchez. Il alla habiter en ville, ne conservant à l’Observatoire qu’un bureau. Mon sort s’en trouva quelque peu adouci. Comme événements de quelque importance concernant l’Observatoire au cours de cette période de trois ans je ne vois qu’une exposition d’électricité qui eut l’Observatoire pour siège et le Premier Congrès de la Carte du Ciel en 1887

Pour cela, les astronomes produisent les clichés photographiques. Ceux-ci sont ensuite transmis à des "calculatrices", formées pour calculer la position de chacune des étoiles de la plaque photographique en se basant sur les coordonnées de la douzaine d'étoiles de référence présentes sur chaque plaque.[16]

1887 Mission au Chili 

     Au cours de l’été il fut question d’une mission qui devait aller au Chili à la demande et aux frais du gouvernement chilien. M. Obrecht, astronome adjoint avait accepté de l’organiser. Il fallait quatre personnes. Malgré mon âge - je n’avais pas vingt ans - et mon peu de surface, j’eus la hardiesse de m’offrir et la joie de me voir accepté. Sous la condition toutefois que Bigourdan ne s’y opposerait pas. J’avais prévu l’obstacle et l’estimais difficile à franchir. Or, à ma grande surprise, non seulement Bigourdan ne fit pas d’opposition mais me dit qu’il me l’aurait lui-même conseillé. La raison de cette attitude inattendue était sans doute que, de toute façon, je devais le quitter l’année suivante pour faire mon service militaire. Quoiqu’il en soit, après diverses tergiversations la mission fut formée et partit à la fin de l’année pour le Chili. C’est un fait capital dans ma vie.

Vie de jeune homme et rencontre avec Elric Hill

Au cours de l’année 1887, j’ai été en relation avec un jeune anglais, Elric Hill, venu à Paris pour y pratiquer la pharmacie et y apprendre le français. Nous nous étions connus au restaurant où, nouveau venu et ne sachant pas un mot de français, il était assez embarrassé. Nous nous liâmes très vite, et tandis que je l’aidais à apprendre le français, il m’aidait à apprendre l’anglais que je m’étais mis à étudier à cette occasion et qui me fut dans la suite d’une grande utilité. Nous nous rencontrions au restaurant tous les jours et nous sortions souvent ensemble le dimanche, baragouinant en français et en anglais. Cela m’amusait beaucoup et fut l’occasion de scènes cocasses. Nous allions dans les bals où il faisait facilement des conquêtes car il était beau garçon. Mais son embarras commençait quand il voulait soutenir une conversation avec ses conquêtes. Heureusement j’étais là et servais d’interprète. Et il arriva que l’interprète, sans qu’il le cherchât, devint le principal, puis l’unique interlocuteur. Mon ami Elric était le premier à me laisser le champ libre, se rendant bien compte qu’il était impossible d’entretenir des relations de quelque intérêt sans pouvoir s’expliquer directement de façon courante.

Voyage et séjour au Chili (du 31.12.1887 au 19.6.1890) et retour à Paris en 1891

Traversée de Bordeaux à Valparaiso du 31.12.1887 au 7.2.1888  à bord de  l’Aconcagua  de  la PSNC (Pacific Steam Navigation Company) : La Corogne – Vigo – Lisbonne – Ténériffe – Bahia – Rio de Janeiro – Montevideo – Détroit de Magellan – Punta Arenas – Caronef – Talcahuano.

    L’Observatoire Astronomique National du Chili remonte à l'expédition Gilliss, projet de l'Observatoire naval des États-Unis. Dirigé par James Melville Gilliss, il est arrivé au Chili en 1849 pour observer Mars et Vénus depuis l'hémisphère sud afin d'améliorer la parallaxe solaire.[17] Gilliss avait installé l’équipement sur la colline de Santa Lucia, une petite élévation au centre-ville de Santiago. Après avoir terminé le projet en 1852, Gilliss a vendu l’ensemble au gouvernement du Chili, ce qui a formé l’OAN. 

     Après deux ans de fonctionnement sur la colline de Santa Lucia, le directeur du nouvel observatoire, Carlos Guillermo Moesta, a remarqué que le réchauffement diurne de la roche sombre de la colline provoquait un léger déplacement de l'ensemble du relief. À la suite de cette découverte, Moesta a décidé qu'il serait préférable de déplacer l'observatoire ailleurs. Une nouvelle installation a été construite dans ce qui est maintenant Quinta Normal à partir de 1857, et l’OAN a officiellement déménagé au nouvel emplacement en 1862.

 Séjour au Chili du 7.2.88 au 14.5.90

A. Premiers jours à Santiago 4 mois (8.2.88 - 27.6.88)

B. Mission au Nord : 10 mois (27.6.88 - 19.4.89) : Copiapo - Caldera - Antofagasta - La Serena - Coquimbo   

C. Second séjour à Santiago : un an  (19.4.89 - 14.5.90)

          La date du départ fut aussi fixée avec le ministre au 31 décembre. Nous avions obtenu pour nos préparatifs qu’on nous avançât un trimestre de nos appointements. Je reçus ainsi un peu plus de 1400 francs, plus que je ne touchais en un an à l’Observatoire de Paris.

Les derniers mois de 1887 se passèrent en préparatifs de départ, achat de vêtements et de linge notamment dont nous voulions emporter une large panoplie car nous savions qu’ils étaient très chers au  Chili. Dès que l’affaire parut devoir aboutir, je me suis mis à étudier l’espagnol. Je n’en avais aucune connaissance mais je m’aperçus vite que sa parenté avec le patois de mon pays m’en faciliterait beaucoup l’étude. Et du fait, lorsque pour la première fois de ma vie, le jour de la signature du contrat, j’entendis prononcer une phrase espagnole, je compris sans hésiter. Au Chili je pouvais déjà me débrouiller sans grandes difficultés, il avait suffi pour cela de m’exercer pendant la traversée avec les passagers de langue espagnole.

La traversée de l’Atlantique

            Je quittai Paris le 15 décembre 1887, le jour même de mes vingt ans et j’allai passer deux semaines à Sistels dans ma famille avant de gagner Bordeaux et de m’embarquer. Je quittai Sistels le 29 décembre. À Bordeaux je retrouvai, le soir même, mes deux collègues Obrecht et Devaux. Le lendemain 30 décembre fut pris par les derniers préparatifs et le 31 décembre nous nous embarquions à 11 heures du matin sur un bateau de la Riviera qui devait nous conduire à Pauillac où nous attendait le transatlantique Aconcagua de la Pacific Steam Navigation Company. Quelques heures plus tard nous étions à son bord, pour ne le quitter que le 7 février.[18]

Je ne puis entrer dans le détail de la traversée qui ne pouvait être pour moi que d’un intérêt exceptionnel, tant à cause de son intérêt propre, que parce que c’était mon premier grand voyage et qu’il se produisait à un âge, vingt ans, où je n’avais pu accumuler des impressions susceptibles de me blaser. L’Aconcagua était un vaisseau de 4000 tonnes. Ce serait un petit bateau aujourd’hui. C’était à cette époque un beau bateau pour une ligne de second ordre comme était celle d’Amérique du Sud. La mer et ses spectacles, la vie à bord, le contact constant avec des passagers pour la plupart étrangers, enfin les nombreuses escales, tout était fait pour exciter ma curiosité et me fournir matière à l’observation et à la réflexion.

A. Séjour à Santiago : 7 février - 27 juin 1888  Premiers contacts avec la vie chilienne

            Valparaiso, vu de la mer, apparaît au fond d’une baie en hémicycle ; au bord de l’eau : une ligne de quais et de hautes maisons superbes. Derrière s’élèvent des coteaux pelés et rouges peuplés de maisons plus modestes. À droite, un bel édifice carré qui est l’École navale. L’aspect général est loin des magnifiques spectacles que d’autres escales de la traversée nous ont procurés. La ville elle-même a bel aspect et est bien tenue, impression que confirmera la visite plus détaillée que nous en ferons dans la suite. Nous nous occupons immédiatement de faire dédouaner nos bagages et obtenons sans peine d’être dispensés de la visite en qualité de fonctionnaires du gouvernement. Partout nous avons à faire avec des employés très aimables. Cette première impression est très bonne. Elle se renouvellera à peu d’exceptions près.

     Le lendemain, 8 février, après avoir pour la première fois touché terre nous nous mettons en mesure d’aller prendre le train pour Santiago avec tous nos bagages. Tout cela ne va pas sans explications et discussions, de même qu’à la douane hier. J’ai là une bonne occasion d’appliquer ma langue espagnole, car mes collègues ne sont pas encore en état de s’en servir, et ma foi, je ne m’en tire pas trop mal.

     Nous prenons place dans une voiture de 1ère classe assez confortable. La ligne passe d’abord en pleine rue, puis suit quelque temps la mer avant de s’engager vers l’intérieur des terres. Bientôt on se dirige vers des montagnes que nous aurons à franchir pour arriver au niveau de la vaste plaine où à 600 m se trouve Santiago. Le trajet total est de 180 kilomètres. Pittoresque à la montée, il devint grandiose lorsqu’apparaissent les sommets neigeux de la Grande Cordillère.

            L’installation à l’Observatoire de Santiago

     L’hôtel où nous allâmes fut l’Hôtel anglais, le principal et le mieux situé de Santiago. Malgré son titre il appartenait à un Français qui se trouvait être M. Chayre de Saint-Nicolas, près de Sistels, et dont j’avais entendu parler avant de quitter la France. Il nous reçut fort bien, nous donna de bonnes chambres, et nous confirma ce que nous avait déjà dit notre autre compatriote. Ainsi parés nous n’avions plus qu’à vivre de notre mieux en attendant le retour de notre directeur. Il ne revint que le 1er mars et nous restâmes encore une quinzaine à l’Hôtel en attendant que nos logements à l’Observatoire fussent meublés et prêts à nous recevoir. Nous sûmes ainsi qu’on ne se pressait pas dans ce pays et qu’on en prenait à son aise.

L’Hôtel anglais forme tout un côté de la Place d’Armes. Nos chambres donnaient sur la Place, de là nous avions plusieurs fois par semaine le spectacle de la foule venant le soir écouter la musique; naturellement nous venions nous mêler aux spectateurs. Notre première impression fut un enchantement. Cette foule circulait en rond autour du centre de la place où était la musique, et, aux lumières du soir, elle apparaissait peuplée de femmes d’une grande élégance et très belles. Jamais nous n’en avions tant vu ainsi rassemblées. Cela nous donna une haute idée de la race et de la société chiliennes. Avec l’accoutumance cette idée s’atténua mais il en resta toujours quelque chose : beauté des types, élégance de la femme dans la haute classe. Car il y a deux classes bien distinctes et qui ne se mêlent jamais. La basse classe dérive certainement des Indiens autochtones, qui vient aussi à la Place d’Armes et tourne en rond, mais en dehors du rond de la haute classe et séparé par une distance respectueuse.

   Nous eûmes tout de suite des relations. Obrecht avait des lettres d’introduction, tant pour des Français que pour des Chiliens. Tous nous accueillirent avec empressement, mais les Chiliens avec une chaleur et une libéralité dépassant de beaucoup ce dont on a l’habitude en France.                                                         

À l’O.A.N.

L’Observatoire, je l’ai dit, est dans un grand et beau parc, lequel dépend d’une ferme-école de l’État, dite  la "Quinta normale" qui avait pour directeur un Français, M. Lefeuvre. D’autres Français faisaient partie du personnel de la Quinta. Le parc était la partie de plaisance et renfermait en plus de l’Observatoire, un palais d’expositions, une section zoologique, un restaurant. C’était un des principaux lieux de promenade publique de la ville. L’Observatoire avait son enclos propre et son propre jardin. Il comprenait un bâtiment principal enfermant les principaux instruments, le cabinet du directeur, la bibliothèque et nos logements. Un bâtiment spécial était destiné à l’habitation du directeur. Le personnel se composait du directeur, de nous trois, d’un mécanicien allemand et de quelques jeunes chiliens chargés des observations météorologiques.

Une fois installés la question se posa de remplir les offices pour lesquels nous avions été engagés, c'est-à-dire de mettre en œuvre les instruments. Un rapide examen nous démontra qu’ils étaient en assez mauvais état et qu’il serait nécessaire de les améliorer. Notre directeur en convint mais nous déclara que toute modification serait pour le moment inopportune, car un déplacement de l’Observatoire était projeté et il valait mieux attendre que ce déplacement fut effectué. C’était remettre aux calandres grecques. Mais il restait de longues heures qui furent difficiles à remplir. Nous faisions des visites, nous en recevions. On se battait les flancs pour trouver des distractions.

     Obretch et Devaux avaient acheté des chevaux, moi pas, mais je pouvais en louer. Nous fîmes ainsi des promenades aux environs. Les relations que nous entretenions, les visites que nous fîmes dans les milieux chiliens nous permirent de réviser nos premières impressions à leur égard. Les femmes ne nous parurent pas moins belles physiquement mais intellectuellement à peu près nulles. Rien n’était fastidieux comme une réunion dans un salon chilien. Les conversations y étaient moins insignifiantes, inexistantes, car, après quelques banalités, on se taisait purement et simplement. Les hommes remplaçaient les conversations par des discours le plus souvent dans le ton patriotique. Et quand ils avaient quelque peu bu, ils se querellaient et parfois se battaient. De vrais sauvages. 

     Nous retrouvions beaucoup de nos relations françaises ou chiliennes au Théâtre. Nous y allions assidûment. On y jouait en espagnol et en italien et cela nous intéressait beaucoup à cause des langues. Rapidement, sans étudier à cause de sa ressemblance avec l’espagnol, je compris les pièces en italien. On jouait aussi des opéras et naturellement en italien, par des troupes italiennes. Et, chose qui ne pouvait manquer de nous plaire, la plupart des drames ou des comédies joués par des Italiens étaient des pièces d’auteurs français traduites, Dumas fils, Sardou.[19] Mais tout cela ne suffisait pas à remplir une existence en l’absence d’occupations régulières et nous avions le sentiment  de nous enliser dans une existence morne  dont nous ne voyons pas l’issue.

Puis l’hiver vint, c’était la saison des pluies et dans un pays mal organisé contre la pluie. Nous en étions là, lorsque le 18 juin, un employé du ministère de Hacienda vint demander qu’on allât déterminer la longitude de Copiapo. Il fut décidé que j’irai à Copiapo avec Obretch tandis que Devaux demeurerait à Santiago. Ce fut là l’origine d’une mission qui dura dix mois et s’étendit à cinq villes du nord du Chili. Nous avions enfin trouvé une occupation. Copiapo, capitale de la province d’Acatama est situé à quelques 600 km au nord de Santiago. C’est le centre d’une importante région minière. De là son intérêt. Il s’agissait de compléter par des observations astronomiques les travaux relatifs à la carte du pays.

B. Copiapo

Le séjour prévu tout d’abord pour quelques semaines, dura près de cinq mois. Il fut d’un intérêt exceptionnel, astronomie mis à part, parce qu’il nous mêla d’une façon très intime à la vie chilienne, plus spécialement à la vie familiale d’une ville de province beaucoup moins entachée de cosmopolitisme que la capitale. Nos relations avec la société furent telles que cela finit par un mariage. Il ne s’agit pas de moi fort heureusement. Mais si je n’allai pas jusque là, je ne m’en trouvais pas moins mêlé à un essaim de jolies jeunes filles, ce qui était tout nouveau pour moi et ne pouvait me laisser indifférent. D’autant plus que ce milieu était beaucoup moins amorphe, beaucoup plus vivant, vibrant que celui que nous avions connu à Santiago. À Copiapo on savait ce que c’était que de plaisanter et de rire et ce qu’était une conversation animée. Cette ville dont je n’ai plus retrouvé la pareille au Chili, fut entièrement détruite plus tard par un tremblement de terre.[20] Il n’y avait pas d’autre moyen pour aller à Copiapo que de s’embarquer à Valparaiso sur un des bateaux qui font le service régulier de la côte du Pacifique dans l’Amérique du Sud. Nous débarquâmes à Caldera le 2 juillet et le même jour nous prîmes le train pour Copiapo : 80 km.

Nous arrivons à Copiapo vers trois heures après-midi. La ville est coquette, les maisons élégantes, il y a une belle place, des avenues plantées, assez de verdure et d’eau. C’est comme une oasis dans un désert. Ce contraste est dû à une petite rivière dont les eaux viennent de la Cordillère et se perdent dans la sable avant d’atteindre la mer. Nous nous faisons aussitôt conduire à un mauvais hôtel qui est le meilleur de la ville : l’Hôtel anglais. Je ne peux m’étendre sur ce qui arriva  durant les cinq mois que nous passâmes à Copiapo.

     Pour ce qui est de notre mission, je me bornerai à signaler les difficultés que nous eûmes pour installer nos instruments, puis pour obtenir des communications télégraphiques en temps opportun avec Devaux demeuré à Santiago. Ce sont ces difficultés qui firent qu’un travail qui normalement aurait dû demander deux ou trois semaines prit cinq mois. Ces difficultés d’ailleurs ne furent en aucune manière le fait de la mauvaise volonté des personnes à qui nous avions affaire, nous rencontrâmes partout empressement et complaisance tant chez les officiels que chez les particuliers. Ce sont les relations avec ces derniers qui donnent la note caractéristique de notre séjour. Elles furent extrêmement cordiales. Pour une ville de l’importance de Copiapo, la venue de deux astronomes étrangers en mission officielle était en quelque sorte un événement. Nous bénéficions de ce fait du désir de nous voir et de nous connaître. Les réceptions avaient généralement la forme de soirées où l’on allait prendre le thé et au cours desquelles on faisait de la musique et on dansait .Or nous rencontrâmes là de nombreuses jeunes filles, les familles chiliennes en sont en général amplement pourvues, et nous retrouvions les mêmes dans les diverses maisons, car toutes ces familles se connaissaient. Bientôt nous fûmes ainsi en relations suivies et fréquentes avec nombre d’entre elles, il s’en suivit une confiance et une familiarité des plus plaisantes. D’autant que, comme je l’ai dit, nous ne trouvions pas dans ce milieu la raideur, l’insignifiance muette des salons de Santiago. Les jeunes filles de Copiapo avaient de la vivacité et de la gaieté. Il y en avait de jolies et de gracieuses. Les thés auxquels nous fûmes conviés nous procurèrent ainsi de très agréables moments. Puis vînt une compagnie d’acteurs espagnols. Toute la société que nous fréquentions se retrouva au Théâtre, les soirs de représentations. On faisait des visites dans les loges. On se promenait en groupe au foyer. Les réunions, les rencontres se renouvelaient sous cette nouvelle forme. Nous eûmes enfin de nombreuses occasions d’inviter nos amis à visiter l’Observatoire. De tout cela résultat une intimité, une camaraderie charmantes s’étendant à de nombreuses personnes. Et c’est ainsi que naquit un projet de mariage entre Obrecht[21] et l’une de nos jeunes amies. Le mariage eut lieu peu de temps avant notre départ de Copiapo.

J’ai dit que de vivre ainsi en permanent contact avec un essaim de jolies jeunes filles ne pouvait pas me laisser indifférent. L’une d’elles fixa plus particulièrement mon attention. Juste en face de notre hôtel vivait une famille avec une jeune fille et trois jeunes enfants. Ce n’était d’ailleurs qu’une parente, une nièce des maîtres de la maison, venue du Sud du Chili pour passer à Copiapo un temps plus ou moins long. Elle avait dix-huit ans, était blonde et gracieuse avec de jolis traits, de beaux yeux, un teint de fraîche jeunesse. Le voisinage fit que nous fûmes tout de suite familiers de la maison, nous y allions à tout instant.

J’eus donc avec cette jeune fille des relations beaucoup plus fréquentes qu’avec les autres. Je lui reconnus aussi un charme que je ne retrouvai pas chez d’autres au même degré. Bref elle occupa bientôt mes pensées. Et, quand on sut qu’Obrecht allait se marier, on ne manqua pas de supposer qu’un autre mariage pouvait bien se déclarer. Il n’en fut rien. Il n’en fut jamais question entre les intéressés éventuels. Mais ce ne fut pas sans émotion que je vis se terminer nos relations. Elle quitta Copiapo  pour retourner dans sa famille avant la fin de notre mission. Ses parents de Copiapo partirent avec elle et la maison amie où nous avions passé de si agréables moments fut déserte et fermée. Ce fut pour moi un grand vide. Il se produisit d’ailleurs assez peu de temps, un mois (21 octobre), avant notre propre départ.[22]

Nous quittâmes Copiapo, Obrecht sa femme et moi le 23 novembre et nous embarquâmes le lendemain à Caldera pour Antofagasta où nous étions le 25 au matin, après une traversée sans histoire. Antofagasta, située à peu de distance au sud du tropique, est comme Caldera, mais en plus grand, un port dans le désert absolu. La ville est bâtie en planches avec des rues en damier larges et droites. En arrière, à courte distance d’abruptes montagnes arides. Après diverses démarches nous installâmes notre Observatoire à la Station du chemin de fer, nos travaux se heurtent aux mêmes difficultés que nous avions rencontrées à Copiapo et à Caldera, mais à un moindre degré. Tout fut terminé en deux mois et nous pûmes quitter Antofagasta le 4 février 1889.

Au cours de ce séjour, j’avais, le 15 décembre,  atteint ma majorité : vingt et un ans.

     La question s’était posée pour nous, comme pour notre directeur, de savoir où nous irions après Antofagasta pour suivre nos travaux. On avait envisagé d’aller à Tacna et Avica, à l’extrême nord du Chili, aussi à Caracoles et Calama, à l’est d’Antofagasta, au voisinage de la frontière bolivienne. Les difficultés que nous avions déjà rencontrées firent abandonner ces projets et, au dernier moment, nous reçûmes comme instruction de nous transporter plus au sud à Coquimbo et à la Serena.

     La Serena me fait une meilleure impression que la première fois, par contraste, sans doute. Elle me fait l’effet d’une ville bien bâtie, propre, un peu aristocratique. Je débarquais à l’Hôtel de la Serena tenu par un Français, M. Germain. On me donna un salon grand et propre avec des fauteuils, un canapé, une glace de deux mètres de haut, le tapis cloué est un peu râpé. Quel contraste avec les misérables logis de Copiapo, de Caldera et d’Antofagasta.

  En plein été il y fait une température de printemps et l’hiver n’est guère plus froid que l’été Les nuits seulement sont un peu fraîches et surtout humides. J’y ai vu par temps clair, par clair de Lune, les toits ruisseler comme sous une pluie légère. La Serena n’a pas l’aspect ni de Copiapo ni la vie mercantile d’Antofagasta, elle a certains rapports avec Santiago.

     J’y ai passé quelques bons moments grâce à un jeune Montalbanais, Chandron, employé dans une maison de commerce. Il a été au lycée de Toulouse, il est bachelier. Il m’a conté son histoire de journaliste à 5 sous la ligne et de romancier incompris, à qui les éditeurs demandaient une garantie de 1000 francs pour lui éditer son roman malgré la protection de Léon Cladel. Il m’a montré des vers et des articles insérés dans le Petit Montalbanais. Ce qui est sûr et plus important pour moi, c’est qu’il a une jolie voix et qu’il joue bien du piano. Il est le neveu du propriétaire de l’Hôtel de France que nous habiterons à Coquimbo. Nous avons fait ensemble de fréquentes et folles randonnées à cheval.

     À Coquimbo tout était prêt pour nous recevoir. Étant à La Serena, nous avions pu participer aux travaux d’installation. Dès le 19 mars les instruments étaient en place et prêts pour les observations qui étaient terminées le 8 avril. Le 21 mars eut lieu un événement important pour Coquimbo, la visite du Président de la République.[23] J’assistai, du balcon de l’Hôtel, au débarquement, aux cérémonies qui l’accompagnèrent et à l’enthousiasme délirant de la foule. J’avais fait quelques connaissances de jeunes gens parmi lesquels des conseillers municipaux. Ils voulurent avant mon départ m’honorer en m’offrant un petit banquet. Ce fut assez cérémonieux. Une place d’honneur me fut assignée en bout de table, il y eut naturellement des discours, du champagne, après cela promenade en groupe à la musique. Quand les musiciens se disposèrent à partir, ils furent retenus devant moi par les municipaux avec ordre de jouer un morceau en mon honneur. Tout cela très sérieusement, contrairement à ce qui se serait passé en France. Nous nous embarquons le 17 avril pour Valparaiso où nous arrivons le 18. Nous sommes à Santiago, chez nous le 19, soit 295 jours après y être partis.

C.   Second séjour à Santiago (19 avril 1889 - 14 mai 1890)

            En rentrant à Santiago, j’ai le sentiment de me retrouver chez moi. Ce ne sera plus, en effet, les camps volants  dans des hôtels sordides.

     Notre directeur, Vergara, était tombé malade avant notre retour, nous ne pûmes le voir. Il mourut le 9 mai. Sa mort donna lieu à des scènes typiques, la famille strictement cloitrée poussant sans arrêt des véhéments gémissements. Les funérailles furent solennelles. Vergara était Président du Sénat. Le gouvernement, président de la République en tête y assista, les troupes rendirent les honneurs, nous suivions le cortège dans une large file de voitures lancées à vive allure au trait des chevaux. La mort de Vergara posa pour nous la grave question de sa succession à la direction de l’Observatoire. Elle fut résolue au mieux de nos intérêts. Obrecht fut nommé directeur, Devaux remplaça Obrecht et moi je remplaçais Devaux. Devaux prit le logement d’Obretch et j’annexai à ma chambre celle de Devaux.

     Le 5 mai commencèrent pour la Colonie française les fêtes du centenaire de la Révolution de 1789. Il y eut, ce jour là, présidé par le ministre de France, un banquet auxquels prirent part une trentaine de nos compatriotes et nous même bien entendu. Les mois suivants n’offrent que peu d’intérêt. Vivant au Chili depuis plus d’un an, l’ayant amplement parcouru, rien de ce qui se présentait n’avait plus pour moi, l’attrait de la nouveauté. L’intérêt était maintenant ailleurs : il était en France d’où nous parvenaient les échos de l’Exposition du Centenaire.[24]

J’eus encore à réfléchir de ce que je ferais à la fin de mon contrat. Resterais-je au Chili ? Reviendrais-je en France ? Devaux et moi étions à cet égard très irrésolus. Nous en discutions  fréquemment. Car nous voyons la possibilité  de ramener du Chili en France au bout d’une dizaine d’années, un important magot. Nous passâmes par nombreuses  alternatives. Finalement et au dernier moment, nous décidâmes de quitter le Chili sans esprit de retour. C’est que dans les derniers mois un lourd ennui s’était emparé de  nous. Nous comprîmes qu’à notre âge, au point où nous étions parvenus, la vie qui nous était faite ne pouvait plus que nous peser et que l’argent n’était pas tout. La décision une fois prise, nous préparâmes notre départ et nous quittâmes sans regret le Chili. Devaux et moi, nous embarquâmes à Valparaiso le 14 mai 1890. Obrecht était venu assister à notre départ. Nous devions ne plus le revoir.

3.   Retour : Valparaiso – Bordeaux (14.5.1890 - 19.6.1890) Talcahuano - Détroit de Magellan - (Punta Arenas) - Montevideo - Rio de Janeiro - Saint-Vincent du Cap Vert - Lisbonne - Vigo

            Le retour en France renouvela, en sens inverse, le voyage que nous avions fait lors de notre venue au Chili. Nous prîmes place à bord du Sorota de la même compagnie que l’Aconcagua, peut être un peu plus ancien et plus petit. La vie à bord y fût semblable. Puis vint le Détroit de Magellan (20-21 mai). Nous l’avions déjà admiré lors de notre première traversée, mais c’était en été. Et cette fois c’était l’hiver et le changement de saison nous valût des visions d’une incomparable splendeur. Jamais de toute ma vie, même en Norvège et au Spitzberg, je ne devais rien voir de pareil. Nous eûmes aussi la chance de rencontrer des "naturels" dans des barques.

     Impression de la France retrouvée : Pas d’émotion à proprement parler, mais le sentiment que je suis chez moi, que les étrangers qui m’entourent sont chez moi et que je leur dois des égards. Devaux prend le train pour Paris et moi pour Lamagistère et Sistels. La remontée de la vallée de la Garonne, comme hier celle de la Gironde est un enchantement. Jamais je n’avais vu la France si belle. Et ce n’était pas une illusion : elle est vraiment magnifique sous le soleil de juin et l’exubérante végétation qui la recouvre. Dans l’après-midi je suis dans les bras de ma mère et de ce qui reste de ma famille. Ainsi se termine cette belle aventure qui compte parmi les événements les plus importants de ma vie.

     Le succès en fut complet. Les promesses qui m’avaient été faites par contrat largement dépassées : doublées et il vint s’y ajouter d’inappréciables conséquences morales. J’étais parti à vingt ans, à mon retour j’avais vingt deux ans. Dans cet intervalle j’avais fait de grands voyages, visité des pays, contemplé des merveilles, vécu en pays étranger, pénétré dans l’intimité des habitants, parlé leur langue, traité avec leurs gouvernements. Au contact de tant de choses nouvelles, mes vues s’étaient étendues et j’avais acquis des connaissances, une expérience, une assurance, une maturité au-dessus de mon âge. Je devais, dans la suite, en tirer de grands avantages.  Photo IL fin 1891

Retour à l’Observatoire

Mon service militaire était derrière moi, je pouvais, maintenant me consacrer à ma situation civile. J’appris qu’il y avait une place vacante. Il s’agissait d’une place d’employé au Bureau des Calculs, avec un traitement qui ne dépasserait pas 1800 francs, non logé. C’était en fait moins que ce que j’avais au moment de mon départ pour le Chili, quatre ans plus tôt. Il ne serait tenu aucun compte de ce que j’avais fait là-bas. Si modeste que fut cet emploi, je l’acceptai cependant. C’était toujours un pied dans la maison et le point de départ d’une carrière qu’il ne me serait pas interdit de faire belle.

  Je débutai, à titre provisoire, le 1er novembre 1891, et je fus titularisé, avec 1800 francs de traitement, le 1er janvier 1892. C’est là le point de départ administratif de ma carrière. Elle devait durer jusqu’au 1er octobre 1937, date de la mise à la retraite. Dans l’intervalle j’avais gravi tous les échelons de la hiérarchie des astronomes. Pour sortir le plus rapidement possible de la modeste situation de début, il me fallait acquérir des diplômes universitaires. Par la force des choses, mes études, à ce sujet avaient été intermittentes et dépourvues. J’avais à les reprendre et à les compléter. Il me fut permis, tout en faisant mon service de suivre les cours à la Sorbonne. Je m’y fis inscrire dès le mois de novembre.

     Je m’affiliai aussi à l’Association générale des étudiants qui offrait divers avantages.

L’année 1892 inaugure une période de ma vie caractérisée par une stabilité qui a manqué à la période précédente. Ma carrière, maintenant fixée, va se dérouler sans à-coups à Paris et elle formera un fond sur lequel les événements se projetteront désormais. Pour l’immédiat, j’ai à poursuivre mes études qui me permettront de m’élever au-dessus de ma modeste situation présente.

            Au mois de juin, le directeur de l’Observatoire, l’Amiral Mouchez, mourut subitement. Il m’avait accueilli deux fois à l’Observatoire. Il fut remplacé par M. Tisserand, professeur à la Sorbonne et ancien directeur de l’Observatoire de Toulouse. Ce changement n’eut pour moi aucune conséquence immédiate. En novembre, je fus reçu à la licence de mathématiques. Ce succès allait me permettre d’être nommé dans le cadre des astronomes. En 1895, je fus nommé aide astronome, avec un traitement de 2100 fr. à compter du 1er mars.

1896 : Dans ce même mois, le directeur de l’Observatoire, M. Tisserand, mourut subitement, comme avait fait son prédécesseur, quatre ans auparavant. Mais Tisserand n’avait que quarante ans. Il fut remplacé par Maurice Loewy.[25] 

1900 : Éclipse totale du soleil

 Au printemps je fis partie d’une mission envoyée en Espagne pour observer une éclipse totale du Soleil. La mission se composait de M. Hamy, chef de mission et de moi.[26] Ce fut l’occasion d’un beau voyage d’un intérêt à la fois scientifique et touristique. Cela me rappela ce que j’avais fait au Chili douze ans auparavant. La préparation à Paris demanda plusieurs mois. Le lieu d’observation choisi était Elche dans la province d’Alicante. Nous avions de nombreuses caisses d’instruments. Dans cette progression vers Elche nous fîmes de courtes escales à Port-Bou, Barcelone, Tarragone, Valence et Alicante. Nous étions à Elche le 8 mai. Là, les autorités alertées se mirent avec empressement à notre disposition. Nous n’étions pas les seuls astronomes. L’éclipse avait attiré d’autres missions dans la région, françaises en majorité. Ma connaissance de l’espagnol fit de moi l’interprète attitré, et cela présenta un intérêt tout particulier. J’étais resté dix ans sans pratiquer la langue espagnole. Après quelques hésitations nous décidâmes d’installer notre Observatoire à 4 kilomètres d’Elche dans une finca (à la fois ferme et villa).

   J’avais construit de mes mains les tuteurs en bois blanc du spectroscope et de la petite lunette photographique. Cette dernière était destinée à photographier les couleurs de la couronne par le procédé de Lippmann.[27] Toute l’installation, souvent fort ingénieuse, avait été imaginée et en grande partie exécutée par M. Hamy. Je ne puis ici entrer dans le détail de l’installation, des opérations, de leurs résultats et de ce que fut notre vie pendant ce séjour à Elche. Je me bornerai à dire que l’observation de l’éclipse se fit dans de bonnes conditions. Cette observation eut lieu le 28 mai. Nous prîmes, aussitôt après nos dispositions, pour démonter notre installation et expédier nos bagages en France. Notre mission était remplie, avec succès. Nous pouvions disposer. Hamy, qui n’était pas bien portant, voulut rentrer. Je désirais, au contraire profiter de l’occasion pour visiter le sud de l’Espagne. Hamy m’accompagna jusqu’à Murcie que nous visitâmes ensemble, puis reprit le chemin du retour. Et, seul, je visitais Grenade, Cordoue et Madrid. J’étais à Paris le 13 juin.

Émotion devant l’éclipse

J'ai eu le plaisir de la contempler deux fois dans ma vie, cette auréole faite de matière de rêve. C'était d'abord en Espagne, dans la fraîche oasis d'Elche, au moment de l'éclipse du 28 mai 1900. Quel merveilleux spectacle ! Le soir même, je résumais ainsi les impressions ressenties pendant cette minute inoubliable :

"  Voici le moment !  Le ciel devient livide, les montagnes prennent une teinte violet foncé ; quelques cirrus blanchâtres apparaissent au-dessus des crêtes des sierras découpées en dents de scie, la lumière du jour s'assombrit comme au crépuscule. Je suis dans une attente fiévreuse. C'est qu'il va me falloir dessiner l'éclipse et je n'ai qu'une minute dix-huit secondes pour ce travail ! Tout est là sur ma table à portée de ma main. Je m'exerce, je fais des répétitions, mon encre de Chine étendue au pinceau ne sèche pas assez vite. Plus que quelques minutes. Au-dessus de moi le ciel est de plus en plus sombre, tandis qu’à l'horizon la lumière crépusculaire s'affirme davantage ; nous sommes sur les bords du cône d'ombre projeté par la Lune. Encore une minute ! Je voudrais voir s'éteindre le dernier rayon de soleil, mais il me faut fermer les yeux pour être plus apte à saisir les moindres nuances de la couronne. Je me résigne et j'attends, avec quelle angoisse ! Elle est longue la minute suprême. Si on allait m oublier ? Mais non. Voici le hop attendu. J'ouvre les yeux. L'éclipse totale est commencée. Spectacle magique ! Le soleil : une tache ronde d'un noir d'encre. Autour de son disque : ombre, lumière vaporeuse, légère, lumineuse malgré cela, et pailletée d'or et d'argent ; on dirait la couronne tissée de fils transparents, presque irréels.

À gauche, un large faisceau fuse de l'équateur. À droite, l'extension est double. L'une des pointes est justement dirigée vers Mercure, qui brille d'un merveilleux éclat. C'était bien la forme générale que j'attendais. Cette contemplation dure quelques secondes à peine. Je n'ai pas un seul instant éprouvé ce sentiment de frayeur que ressentent certaines personnes, même les astronomes parfois. Mais devant ce spectacle si compliqué de la couronne solaire, une sorte d'anxiété me saisit à la pensée que jamais une minute ne pourra me  suffire  pour  dessiner  la  merveille. Tout mon sang afflue violemment au cerveau, mon cœur bat plus vite, et un tremblement nerveux m'agite... Bientôt un rayon, perçant d'un trou blanc et lumineux le bord du disque noir, a rompu sans merci le charme. La couronne s'évanouit. Tous, nous devons suspendre les observations qui n'ont plus de raison d'être. J'abaisse avec résignation les regards sur mon dessin où du rêve envolé et trop bref, il reste au moins la forme."

L'aspect d'une éclipse totale est très différent suivant les époques où on l'observe. Lors des périodes d'activité solaire, la couronne envahit l'astre tout entier ; on dirait le Soleil plongé dans un milieu dense l'enveloppant de toutes parts. Telle était la forme de la couronne pendant l'éclipse visible en 1905, à Sfax, où ma mission put étudier et photographier le phénomène. À mesure que la fièvre solaire se calme, les extensions et les jets coronaux s'éloignent des pôles du Soleil et se recourbent gracieusement  vers  des   latitudes  moins élevées. À ces époques, la couronne affecte vaguement la forme d'une croix de Saint-André. Puis, peu à peu, les extensions se rapprochent et lorsque la surface du Soleil est dans un état de repos, toujours relatif d'ailleurs, la couronne ressemble à celle que j'ai observée en 1900. En raison de la faible bande couverte par l'ombre de la Lune sur la Terre, les éclipses de Soleil en un lieu donné sont excessivement rares. Ainsi, à Paris, il n'y a eu qu'une éclipse totale de Soleil, au XVIIe siècle, celle de 1654, une seule aussi au XVIIIe, en 1724, et au XIXe siècle, aucune ne fut visible Au XXe  siècle, la région parisienne sera favorisée de deux éclipses intéressantes. L'une aura lieu le 17 avril 1912, vers midi, l'autre le 11 août 1999.[28]

La première surtout, et pour cause, appelle notre attention. En France, elle sera probablement annulaire, c'est-à-dire que le disque de la Lune ne cachera pas tout à fait celui du Soleil. La bande d'ombre pénétrera sur notre territoire à une dizaine de kilomètres au sud-est des Sables d'Olonne et se déroulera presque en ligne droite jusqu'à Liège. Elle traversera la banlieue parisienne entre Saint-Germain-en-Laye et le Vésinet, à une quinzaine de kilomètres des Observatoires de Paris et de Meudon. Si cette éclipse est totale, sa durée dans nos régions ne dépassera pas deux ou trois secondes. De toute façon, elle constituera un merveilleux spectacle pour le grand public, bien que les astronomes n'en puissent pas tirer tout le parti qu'ils auraient désiré pour la physique solaire. Fixer les lois qui régissent notre grosse étoile centrale, étudier les fluctuations de son activité, de sa température qui oscille entre 6 000 et 8 000 degrés, prévoir les époques où les matériaux solaires en se condensant amèneront une surchauffe de l'astre, donneront lieu aux phénomènes des taches ; produiront une recrudescence de chaleur sur la Terre, un surcroît d'évaporation des océans, une précipitation plus abondante des pluies, en un mot, toutes les vicissitudes de notre climat, tel est le rôle principal de l'astronome observant patiemment le Soleil, tel est le but que doit se proposer cette science nouvelle, la Physique solaire ; elle seule nous permettra de prévoir longtemps à l'avance le temps qu'il fera, elle seule pourra nous dicter un jour les grandes lois de la météorologie terrestre. 

            Au terme de cette année 1900, au moment d’entrer dans un nouveau siècle, je trouve opportun de faire le point. Je n’ai plus pour le moment à me préoccuper  de ma famille mais ma situation personnelle, si elle est suffisante n’est pas ce que j’aurais été en droit d’attendre neuf ans après ma titularisation. L’avancement a été lent. Depuis 6 ans je traîne dans le grade d’aide astronome avec des traitements qui ne dépassent pas 3000 francs. J’ai suppléé par des leçons et des interrogations mais non sans inconvénients : le temps qu’elles m’ont pris aurait été mieux employé en travaux scientifiques. Cette constatation conduisit à abandonner leçons et interrogations. Les dernières ne dépassèrent pas l’année 1900.

     J’ai continué depuis 1891 à prendre mes repas à la pension Laveur dont j’ai marqué le caractère. J’ai été en relations avec un groupe de camarades de Devaux qui comprenait un nombre important d’anciens élèves de l’École Polytechnique, la plupart élèves des Écoles d’application des Mines, des Ponts et Chaussées, des manufactures de l’État, du Génie maritime, de l’hydrographie. Ce groupe, à l’arrivée de nouvelles promotions se développa de telle sorte qu’on lui réserva un cabinet particulier que l’on appela le Cabinet des ingénieurs.

      J’y fus admis dès le début à titre exceptionnel. Dans la suite, d’autres exceptions, de plus en plus nombreuses survinrent et le groupe perdit peu à peu son caractère polytechnicien. Et c’est ainsi que je fus conduit à contracter de durables amitiés. Ce fut notamment Carimey, professeur au Lycée Louis le Grand, Cotton, maître de conférence à l’École Normale et plus tard professeur à la Sorbonne, membre de l’Académie des Sciences, Raveau, ancien normalien, vaguement rattaché à quelque laboratoire, esprit éminent et curieux, mais irrégulier et instable, qui ne sut jamais se fixer dans une situation digne de sa valeur.

1904 : Au 1er janvier je fus nommé astronome-adjoint. J’étais resté 9 ans aide-astronome. Mon ami Raveau avait été nommé Secrétaire de la Rédaction des comptes rendus de l’Académie des Sciences. Un suppléant lui était nécessaire pour le remplacer en cas d’empêchement. Raveau me demanda d’accepter ce poste ; agréé par les Secrétaires perpétuels, j’entrai en fonction pour la première fois en 1905. En juin le chef du Service des Calculs de l’Observatoire, mon chef, Joseph Bossert, mourut après une longue maladie. Il n’avait que 54 ans. Chargé, tout d’abord, de le remplacer à titre provisoire, je fus titularisé dans ses fonctions à la fin de l’année.

     Les chefs de Service de l’Observatoire étaient en fait, si non obligatoirement des astronomes titulaires et ils n’étaient guère nommés avant la cinquantaine. Je n’étais qu’astronome adjoint de la dernière classe et je n’avais que trente-neuf ans ; je bénéficiais donc d’une grande faveur. On m’avait nommé parce que personne d’autre à l’Observatoire n’était en mesure d’occuper ce poste. Cela me donna une importance qui devait se répercuter sur le reste de ma carrière. Je demeurai Chef du Service des Calculs jusqu’à ma retraite en 1937. Dans l’intervalle j’avais, bien entendu, été nommé astronome titulaire. Le directeur de l’Observatoire, Maurice Loewy, mourut subitement en octobre 1906. Il devait être remplacé en 1907 par Benjamin Baillaud, directeur de l’Observatoire de Toulouse.

1909 : Au mois d’avril se tint à Paris un congrès de la Carte du ciel qui regroupa des astronomes venus de  toutes les parties du monde. C’était la suite de l’entreprise inaugurée au Congrès de 1887. J’y figurai comme l’un des secrétaires de la Commission de la planète Eros spécialement consacrée à la détermination de la parallaxe solaire au moyen de cette planète. L’autre secrétaire était le savant anglais Hinles qui avait entrepris les calculs de cette parallaxe et avec lequel j’avais collaboré. Cette fonction me mettait en vue. C’était un titre dont je pouvais me prévaloir. Le 27 mars 1920 je fus, par décret, nommé astronome titulaire. Ma candidature n’avait pas rencontré d’opposition. Je fus présenté en première ligne par toutes les assemblées qui eurent à donner leur avis : Conseil des Observatoires, Commission spéciale de l’Académie des Sciences et l’Académie des séances plénières. J’avais 52 ans. Cette nomination aurait pu être plus tôt, la vacance datait de 1915, mais la nomination avait été retardée à cause de la guerre. Le 11 mai, je fus chargé de diriger en même temps que le Service des calculs, le Bureau des Mesures photographiques personnel féminin.

            D’importants chamboulements affectaient l’Observatoire et son personnel. L’Observatoire de Paris et l’Observatoire de Meudon, jusque là autonomes furent par décret réunis en un seul appelé : « Observatoire de Paris ». Mon traitement fut porté à 7200 francs à compter du 1er octobre. C’est le traitement que je devais avoir jusqu’à ma retraite. M. Baillaud qui, bien qu’à la retraite, avait continué à administrer l’Observatoire de Paris, cessa ses fonctions. Le 31 décembre, M. Deslandres directeur de l’Observatoire de Meudon fut désigné, mais en qualité d’intérimaire, pour prendre, à partir du 1er janvier 1927, la direction du nouvel « Observatoire de Paris ». La situation tant intérieure qu’extérieure ne s’était pas améliorée. Le gâchis politique et financier, la hausse des prix, entraînant des relèvements anarchiques des salaires et traitements causaient de vives appréhensions. Si bien que ceux-là même qui avaient renversé Poincaré en 1924 se rendant compte que, seul, il avait autorité et prestige allèrent le prier de reprendre le pouvoir. On peut dire qu’il sauva la France de la faillite.

            Découverte de la planète Pluton 1930

            Grand événement astronomique en mars en Arizona à l’Observatoire de Lowell, du nom de l’astronome (né à Boston, en 1855, mort à Flagstaff en 1916) qui se passionne pour l'étude de Mars après avoir lu La planète Mars de Camille Flammarion, à tel point qu'il décide d'y consacrer sa vie.[29]  

Carte d’identité d’IL 1931 1932 : Je fus nommé par le ministre, membre du Conseil des Observatoires et siégeai pour la première fois le 3 juin. J’eus à cette occasion à me prononcer sur la nomination d’un directeur de l’Observatoire de Toulouse. Du 26 juillet au 18 septembre, je fis un important voyage dans l’Amérique du Nord. J’y allai en mission officielle à l’occasion d’une réunion de l’Union Astronomique Internationale devant avoir lieu à Cambridge près de Boston. Mon directeur, M. Esclangon, président de la Carte du Ciel, m’avait demandé de l’accompagner en qualité d’expert dans cette branche.

     Le congrès ne devait se tenir que du 2 au 9 septembre; mais je décidai de profiter de cette occasion pour visiter quelques régions des États-Unis et du Canada. C’est pourquoi je partis le 26 juillet. Embarqué au Havre sur le La Fayette de la Compagnie Transatlantique, j’étais à New York le 3 août. J’y séjournai jusqu’au 8 août. Puis je visitai successivement Washington, Baltimore, Philadelphie… Toronto,  Montréal,  Québec, Cambridge, Boston. Pour me retrouver à New-York le 9 septembre. Outre mon intérêt touristique de voyage, qui comportait deux grandes traversées et des heures de navigation sur le lac Ontario et le Saint-Laurent, entre Toronto et Montréal, il offrit l’intérêt spécial du Congrès des astronomes à Cambridge et en outre, l’observation d’une éclipse totale du soleil à Portsmouth, à une centaine de kilomètres de Boston. C’est cette éclipse qui avait motivé le choix de Cambridge pour la réunion du Congrès.[30]

31 août 1932 : Jour de l’éclipse Le matin le ciel était couvert, il tombait même quelques gouttes par moments, toutefois dans la direction du nord quelques éclaircies apparaissaient qui permettaient de penser que peut-être les chances de beau temps n’étaient pas négligeables. C’est sur ces données qu’il fallait décider. C’est ainsi que nous sommes allés jusqu’à Portsmouth, à 57 miles de Boston, par de belles routes, dans un beau pays au milieu d’une file presque ininterrompue de voitures, qui  manifestement allaient voir l’éclipse. La circulation était aisée. Et je note mon étonnement qu’un tel phénomène n’ait pas davantage suscité la curiosité des Américains. Le moindre événement sportif aurait fait davantage.

 Aujourd’hui se termine la partie de mon voyage en Amérique spécialement consacrée au tourisme. Au total elle a constitué une magnifique promenade à travers les États-Unis et le Canada. Elle a été favorisée par les circonstances. Le temps a été favorable. Je n’ai pas rencontré la chaleur excessive que je redoutais. Très peu de pluie, souvent de la fraîcheur. Ma santé a été parfaite… Et ce que j’ai vu, villes, pays, gens, m’a puissamment intéressé.

5 septembre 1932 : Aujourd’hui à 15 heures a eu lieu la séance de la Commission 23 Carte du ciel où je devais jouer un rôle prépondérant. Esclangon, le président, s’en était rapporté à moi de tout organiser et guider. Tout s’est passé pour le mieux. Le seul membre présent ne parlant pas le français était Sir Frank Dugron, l’astronome au Royal de Greenwich. Il était essentiel d’obtenir son consentement pour les décisions désirées. Il comprend assez bien le français et se fait facilement comprendre. Il n’y a eu aucune difficulté, et tout a été terminé en une seule séance. Le but pour lequel j’étais venu ici est donc atteint et de façon très simple. J’avais, il est vrai, préparé cela très soigneusement à Paris.[31]

Réveillé de bonne heure, j’ai la chance d’assister au lever du jour, de ma pièce d’angle au 16ème étage sur New York. Le ciel est pur, la visibilité parfaite. De ma fenêtre donnant vers l’est, j’aperçois tout près des buildings environnants de Times square, entre autres  le « Paramount » qui gagne à être vu ainsi de haut ; par l’autre fenêtre, j’enfile la 8ème avenue et sur la gauche ai une vue sur Hudson et New Jersey. J’aperçois un grand paquebot de trois cheminées rouges et noires. Le côté Times Square développe une bonne douzaine de buildings de formes variées, dépassant le niveau moyen et faisant tours ou clochers se profilant sur le ciel. Et c’est très bien. Rien d’inharmonieux. Rien de choquant. Mais au contraire une impression de nouveauté hardie, audacieuse. Et quand les premiers rayons du soleil viennent doser tout cela le mot de beauté se présente tout naturellement. À bord du Champlain, photo de fin du congrès (de gauche à droite : Danjun, d’Azambija, Jouaust, Lagarde, Fayet, Da Costa, Lobo).

     Le Champlain sur lequel nous nous embarquons est de construction récente, il ne navigue que depuis le mois de juin. À bien des égards il est mieux que le La Fayette. Au départ de New-York, par très beau temps, au déclin du jour, la navigation dans la rade, en contournant Manhattan, tous les aspects changeants de la ville et des environs que l’on observe ainsi sont un véritable enchantement. Cela complète et dépasse même ce que nous avons vu de l’Empire. C’est vraiment une très grande chose que New York tel que nous l’avons vu et je ne connais rien qui lui soit comparable dans cet ordre des choses. Une fois en haute mer nous dînons. Mes compagnons se réjouissent d’avoir de la cuisine française et du vin. Le dîner est bon. Les passagers sont peu nombreux, on s’en aperçoit au vide de la salle à manger, des divers salons et des lieux de promenade. La traversée s’annonce comme devant être beaucoup moins animée que celle du La Fayette. La mer est calme, la température douce.

     Je veux insister encore, avant que de nouvelles images ne viennent s’interposer sur l’extraordinaire vision que j’ai eue de New York le jour où je l’ai quitté. D’abord la vue d’ensemble du haut de l’Empire, ensuite le panorama mouvant vu du pont du Champlain  tandis qu’il quittait le quai d’embarquement, puis défilait devant la pointe de Manhattan.

18 sept. : La sirène a continué de fonctionner une partie de la nuit. Quand je me réveille vers 6 heures, le Champlain est à quai au Havre. Nous sommes arrivés sans encombre. Habillé rapidement je peux immédiatement faire viser mon passeport par un commissaire venu à bord. Je déjeune ensuite légèrement et descends avec mes bagages qui sont immédiatement dédouanés. Le bureau transatlantique est à quelques pas. Je m’y installe. Le train arrive à Paris à 10h 45 mn. Un taxi me transporte chez moi. Ainsi fut ce beau voyage, à coup sûr, l’un des plus beaux et des plus intéressants que j’ai faits.[32] 

1933 : L’agitateur allemand Hitler s’empare du pouvoir, il est nommé chancelier du Reich. On pouvait s’attendre, de sa part, au déploiement d’une audace extrême pour redonner à l’Allemagne sa puissance et son prestige. On sait ce qu’il en advint. Nous étions en route pour la catastrophe. La montée du nazisme en Allemagne (1920-1933) tire son origine dans la défaite subie par le pays lors de la première guerre mondiale (1914-1918), un antisémitisme exacerbé et l'émergence progressive d'un homme politique : Adolf Hitler.

En février 1933 eut lieu à l’Observatoire la mise en service de la première horloge parlante, création du directeur Esclangon. Ce fut immédiatement un succès inouï. À l’origine, elle donnait l’heure par téléphone à ceux qui la lui demandaient. Ce fut un embouteillage téléphonique malgré les vingt lignes qui la desservaient et permirent 1200 communications à l’heure. À l’occasion du 14 juillet 1933, je fus nommé Chevalier de la Légion d’Honneur au titre du ministère de l’Éducation nationale.

            Fin octobre, j’éprouvais des troubles du cœur et de la respiration… Je consultai un médecin qui conclut que ce qui m’arrivait était classique à mon âge et que je devais désormais me conformer à un régime et à une manière de vivre en conséquence. Je craignais que cela ne m’empêche de réaliser mes projets de voyage. En tout cas, je n’avais aucun intérêt à les remettre à plus tard et mieux valait mettre les bouchées doubles.

1937 : L’événement le plus important de l’année fut pour moi, ma mise à la retraite. Ma carrière d’astronome se termina officiellement le 1er octobre 1937, 53 ans jour pour jour après mon début  le 1er octobre 1884. Le 15 décembre suivant s’acheva ma 70ème année. Ma carrière s’était déroulée normalement. Débutant au plus bas de l’échelle, j’étais parvenu au sommet. Cet événement ouvrait un nouveau chapitre de ma vie. Je fus loin d’y trouver le repos et la tranquillité que j’aurais pu espérer.

*          *          *

            En guise de conclusion, nous retiendrons d’Irénée Lagarde sa grande envie de découverte et son sens de l’observation. Ce scientifique est tout autant un lettré, un homme de culture, qui s’intéresse aux aspects politiques et aux innovations de son temps. Il juge les événements à leurs conséquences et les humains à leurs comportements. De plus, nous le sentons toujours proche des siens, ayant le souci du partage, le respect des valeurs. D’apparence discrète, il sait se faire valoir à l’occasion, notamment à travers ses écrits qui demeurent une source de renseignements véritables, non uniquement pour la sphère familiale mais pour ses aspects scientifique et culturel. Son Journal qui couvre la fin du XIXe siècle et la moitié du XXe, relate par le menu les faits et impressions de son vécu. Rendons hommage à ce haut-fonctionnaire qui a toujours éprouvé le besoin et le plaisir de revenir à Sistels, pour reposer définitivement près de là, en 1960 ; merci à vous, M. le Maire, d'en perpétuer le souvenir.

Bibliographie

Irénée Lagarde, Journal ms, don à Bibliothèque de l’Observatoire de Paris, cote : fonds Irénée Lagarde, MS1210/1-8
Irénée Lagarde, Journal de la Guerre ms (Guerre 1914-1918 et après), don au Service Historique de la défense (SHD Château de Vincennes avenue de Paris 94306 Vincennes), Division des archives privées, cote: DE 2014 PA 19
Irénée Lagarde, Procès verbaux du Bureau des longitudes (Observatoire de Paris), Patrimoine numérisé (1795-1932), Irénée Lagarde (1867-1960), identifiant PC2622, 7 citations depuis 1900-06-06 jusqu’à 1928-05-09
Irénée Lagarde, Journal des voyages ms (conservé par la famille)

Nicole Ver, Irénée Lagarde Astronome Observatoire de Paris Une vie, Journal (tomes 1 et 2), transcription et publication privées, 2021- 2023
Nicole Ver, Antonin Ver, écrits, éditions Du Lieu, Montauban, 2001

[1] 2877 mètres. Qui dit "dôme" peut penser "observatoire", notamment celui du Pic du Midi, inauguré en 1882, cher à Benjamin Baillaud directeur de l'observatoire de Toulouse, qui décide de construire un télescope de 50 cm de diamètre au Pic.

[2] « Que le gascon y arrive si le français n’y peut aller. » (Montaigne, Essais). La langue d’oc maternelle d’Irénée lui permettra d’accéder aisément aux autres langue romanes (espagnol surtout et italien).

[3] Observations lucides personnelles appuyées certainement par des précis de démographie en sa possession.

[4] Le député Antonin Ver (neveu d’Irénée Lagarde par alliance puisque marié à la fille de Lucie) l’expliquait ainsi : le premier prénom était donné par le parrain et le suivant par la famille qui préférait utiliser le sien, d’où l’usage familier du deuxième prénom, tandis que le premier restait le prénom officiel (celui des "papiers") [Entretiens de Norbert Sabatié avec Antonin Ver (été 1988)]

[5]  Mac-Mahon fut président de 1873 à 1879.

[6] Le certificat d’études fait sa première apparition sous le Second Empire, le 20 août 1866, dans une circulaire rédigée par Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique. Le 16 juin 1880, sous la IIIe République, un arrêté sur l’examen du certificat d’études est finalement fixé par Jules Ferry, suivi le 28 mars 1882 par la loi sur l’enseignement primaire obligatoire.

[7] Plus tard, on emploiera l’expression "premier du canton".

[8] Roger, fils du Moissagais Camille Delthil, maire de Moissac, rédacteur de La Feuille villageoise, lui aussi sénateur une dizaine de jours avant sa mort survenue le 14 juillet 1902.

[9] Jean Izoulet, secrétaire particulier du ministre Paul Bert, chargé d’initier les instituteurs de la Seine à la psychologie et à la morale, agrégé en 1894, auteur d’une thèse soutenue en Sorbonne en 1895 : La Cité moderne ou la Métaphysique de la sociologie. Né à Miramont-de-Quercy, il est considéré comme moderne par sa pensée sociale.

[10] Professeur de rhétorique de 1885 à 1887, il influence les poètes locaux, Camille Delthil et Raymond de la Tailhède : Jules Tellier reviendra à Toulouse mourir de la typhoïde en 1889.

[11] Nous poursuivrons avec lui dans les épisodes de guerre.

[12]  Irénée toujours soucieux des revenus : nous connaissons à plusieurs reprises ce qu’il perçoit et le montant de certaines dépenses. Ajoutons qu’il ne lui est pas désagréable de montrer son aisance financière et d’éprouver une certaine fierté à la partager.

[13] Le nom d’artiste du mari de Lucie Lagarde, Édouard Domergue fut Édouard Domergue-Lagarde, il avait accolé celui de son épouse pour ne pas être confondu avec Jean-Gabriel Domergue (1889-1962) artiste peintre qui acquit une notoriété et qui était le petit-cousin de Toulouse-Lautrec.

[14] C’est dans ce contexte de tranquillité et d’entourage artistique que vont se profiler des images noires de la guerre.

[15] Bigourdan naît le 6 avril 1851 à Sistels, fils aîné d'une famille paysanne de trois enfants. Il décroche le baccalauréat en 1870, puis une licence de physique en 1874 et de mathématiques en 1876. Il entre à l'Observatoire de Toulouse en 1877 comme assistant de Félix Tisserand, puis à l' Observatoire de Paris en 1879 dont Tisserand a été nommé directeur. En 1885, Bigourdan épouse Sophie Mouchez, fille de l'amiral Mouchez, directeur de l'Observatoire de Paris. L'année suivante, il soutient sa thèse de doctorat : Sur l'équation personnelle dans les mesures d'étoiles doubles. Devenu astronome titulaire en 1897, il est nommé en 1903 membre du Bureau des longitudes et membre de l'Académie des Sciences qu’il préside ainsi que l’Institut de France en 1924. En 1919, il reçoit la médaille d'or de la Royal Astronomical Society et la Légion d'honneur. IL meurt à Paris en 1932.

Ajoutons que son travail d'observation et de description des nébuleuses, publié dans un catalogue de cinq volumes, après vingt ans de recherche et achevé en 1911, lui a valu le prix Lalande en 1883 et en 1891(il s’agit du prix de l’Académie des Sciences décerné de 1802 à 1970, du nom de cet astronome qui a été en relation étroite avec son homologue montalbanais, Duc-Lachapelle, lequel avait fait élever un observatoire à Montauban, sur sa maison du Plateau. Rappelons que ce dernier fonda la nouvelle Société des Sciences et des Arts qui a succédé à l’ancienne Académie sous l’Empire et qu’il fut aussi maire de Montauban de 1811 à 1813.

[16] Avant de prendre son sens moderne, le terme "calculatrice" désignait des personnes employées à effectuer des calculs en série. Il s'agissait le plus souvent de femmes appelées les "dames de la carte du ciel". Cela permettait le calcul de l'ascension droite et de la déclinaison de chaque astre observé. La précision obtenue est de l'ordre du tiers de seconde de degré à l'époque moyenne d'observation (1907). On comprend aisément qu’il y ait une variation selon la saison (hiver ou été).

[17] La parallaxe d’un astre est l’angle sous lequel on verrait de cet astre le rayon de la Terre, longueur de référence.

[18] soit trente-huit jours de traversée alors par paquebot à vapeur.

[19]  Victorien Sardou, auteur dramatique 1831-1908

[20] Il s’agit du séisme du 11 novembre 1922.

[21] Albert Obrecht publia en 1887 deux mémoires dans les Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, sur la parallaxe solaire. Il obtint, en 1888, un congé pour se rendre à l'observatoire de Santiago du Chili en fonction de premier assistant et organisa l'office central de météorologie du Chili. Il enseigna l'astronomie, le calcul infinitésimal et la mécanique rationnelle à l'École d'Ingénieur de l'université du Chili et fut nommé directeur de l'Observatoire en 1890, après la mort de Vergara, précédent directeur.

[22] Irénée restera célibataire toute sa vie.  

[23] Il s’agit de Balmaceda (1840-1891), président du Chili du 18 septembre 1886 au 29 août 1891, soit 4 ans, 11 mois et 11 jours, comme l’a calculé Irénée Lagarde.

[24] Elle se tint du 5 mai au 31 octobre 1889, centenaire de la Révolution française ; c’est à cette occasion-là que la Tour Eiffel fut construite.

[25] En 1897, Loewy réorganise et crée un département d'astronomie physique. Il travaille pendant plus de dix ans avec Pierre Puiseux à la création d'un atlas lunaire, composé de près de 10 000 photographies, L’Atlas photographique de la Lune (1910), qui servira de base à la géographie lunaire pendant un demi-siècle. Il participe également activement au projet Carte du Ciel.

[26] En 1887, Hamy est doctorant de la Faculté des sciences de Paris avec sa thèse Étude sur la figure des corps célestes . Dans les années 1890, il appliqua sa méthode des franges d'interférence à une analyse des erreurs faites dans les observations astronomiques à l'aide de cercles méridiens. Il a utilisé sa méthode d'interférence pour confirmer la mesure de Barnard du diamètre apparent de Vénus. Hamy a participé à la création de l'Institut d'optique théorique et appliquée SupOptique.

[27] Jonas Ferdinand Gabriel Lippmann, né le 16 août 1845 au Luxembourg et mort le 12 juillet 1921 à bord du paquebot France, est lauréat du prix Nobel de physique de 1908 pour sa méthode de reproduction des couleurs en photographie, basée sur le phénomène d'interférence. Sa découverte permet la reconstitution intégrale de l’ensemble des longueurs d’onde réfléchies par un objet.

[28] Ainsi que cela a pu être vérifié par nos soins, le cachet de la poste faisant foi.

[29] Le bâtiment d'origine de l'observatoire de Flagstaff, abritant le télescope Clark 24-ih, à une altitude de 2 210 m (7 180 pi) au sommet d'une mesa connue sous le nom de Mars Hill, est maintenant un monument historique national. De là, Lowell a cherché des preuves de canaux martiens (pour étayer sa thèse selon laquelle Mars était habitée par une race intelligente et technologique) et d'une neuvième planète]. Cette dernière, nommée par la suite Pluton, a finalement été trouvée à l'Observatoire par Clyde Tombaugh en 1930.

[30] L'université Harvard est une université privée située à Cambridge, ville de l'agglomération de Boston, dans le Massachusetts. Fondée le 28 octobre 1636, c'est le plus ancien établissement d'enseignement supérieur des États-Unis.

[31] On peut regretter ici qu’Irénée Lagarde donne un cadre social, touristique à ses mémoires, mais quelque cent ans plus tard, il peut être intéressant de consulter les comptes rendus des travaux (Observatoire de Paris Procès verbaux du Bureau des longitudes)

[32] Ainsi prend fin la transcription du Carnet de voyage de l’Amérique du nord d’Irénée Lagarde. Nous terminons avec la reprise de son Journal.