Rechercher

LES LIEUX DU GÉNIE

par M. Jean-Paul Dekiss

Séance du lundi 18 septembre 2023

 

Photo 1 personnelle droit libre pour la Maison de Julien Gracq

Fond d’écran : Julien Gracq marchant vite au bord de la Loire devant chez lui.

Bonjour, Mesdames et Messieurs,

Bonjour Monsieur le Président,

Je voudrais remercier ici madame Geneviève Falgas, qui vous a précédé dans ce fauteuil et madame Mireille Courdeau qui a œuvré à notre rapprochement,

et merci à l’Académie de Montauban  de m’offrir cette occasion de vous parler de ma rencontre avec Julien Gracq et d’une passion qui m’a mené, pendant vingt ans, vers les maisons où ont vécu des écrivains afin de voir comment elles pouvaient servir leurs œuvres.

Je vais parler de Julien Gracq et Jules Verne, la géographie et les maisons

Tout d’abord, pour vous parler de Julien Gracq, de Jules Verne et de leur passion commune la géographie, je vais m’appuyer sur un entretien que m’avait accordé Julien Gracq en l’an 2000,

 

Photo 2 - les 3 livres – 10276.JPG

Nous nous étions plusieurs fois entretenus chez lui à St Florent le vieil, ou par téléphone et Julien Gracq avait préparé cet entretien avec la même minutie, la même précision que celle qui caractérise ses écrits. Je vais donc souvent lui laisser la parole, le laisser raconter lui-même, en quelque sorte, ce qui le lie à Jules Verne. Et, ce qui pour finir, va nous mener à leurs maisons comme lieu où se fixe la création.

(Eteindre le projecteur – écran vide)

Julien Gracq encore enfant découvre dans le roman de Jules verne Les Enfants du capitaine Grant cette arme étrange qu’est le boomerang et il écrit dans Lettrines[1] :

« J’ai revu l’autre jour le boomerang. Il m’a fait signe à la devanture d’une armurerie du boulevard Saint Germain. Je marchais vite ; au bout d’une cinquantaine de mètres je fis demi-tour, décidé tout de même à accorder cette récompense posthume à mon enfance, à introniser chez moi une fois pour toute le sortilège fané qui avait tenu tant de place dans ma vie. Puis devant la porte, je repartis et je m’éloignai. Il ne faut pas remuer les amours mortes. ».

Et puis, le boomerang revient une fois encore dans sa vie. Il lui a été offert par un ami. C’était un outil perfectionné et ils se sont amusé à le lancer avec un certain succès et, dans l’entretien, il ajoute :

« Je suis obligé de raturer ce que j’ai dit sur les amours mortes qu’il ne faut pas remuer. Les longues vies apprêtent des surprises quelquefois imprévisibles.»

Toujours dans Lettrines, il écrit à propos de Jules Verne :

« Je le vénère un peu filialement. Je supporte mal qu’on me dise du mal de lui. Ses défauts, son bâclage m’attendrissent. Je le vois toujours comme un bloc que le temps patine sans l’effriter. »

Et l’on constate, dans les rares entretiens que Julien Gracq a accordés, qu’il a toujours trouvé une raison pour citer Jules Verne, à propos d’un détail, ou d’un souvenir de lecture qu’il associe à d’autres lectures.

*

                                                                                *    *

Julien Gracq m’a rappelé à deux ou trois reprises qu’il avait été toute sa vie un professeur d’histoire et de géographie, qui maintenant était à la retraite depuis longtemps. Ce rappel n’était pas une coquetterie d’écrivain. Gracq disait simplement l’humilité de l’écriture. Son refus du Prix Goncourt au début de sa carrière avait marqué depuis longtemps son opposition à être considéré comme un monument littéraire. Il se considérait comme un simple travailleur et l’écriture comme un plaisir critique à partager. Je crois qu’il tenait réellement à cette reconnaissance avec simplicité.

Avoir été un professeur d’histoire et de géographie, disait combien ces deux matières avaient profondément marqué son imaginaire. C’est pour cela qu’il disait que Jules Verne était pour lui comme un ami d’enfance. C’était la raison pour laquelle il faisait bande à part avec lui, alors qu’en imagination il aimait parler de littérature avec des écrivains comme Balzac, Lautréamont, Flaubert ou André Breton. Avant l’âge de 10 ans, il avait lu un grand nombre des romans de Jules Verne, et tous ces romans parlait de géographie, d’expéditions qui partaient vers le cœur, encore inconnu, des continents. Il mettait Jules Verne à part dans les nombreuses critiques littéraires qu’il a écrites. Son enfance avec Jules Verne restait liée aux grandes épopées maritimes et aux grandes découvertes du 19e siècle qui révolutionnaient les transports et l’industrie… Dans cette amitié d’enfance, la géographie était leur secret…

Julien Gracq et Jules Verne avaient aussi en commun la ville de Nantes. Gracq était né à St Florent le Vieil près de Nantes où il a fait ses études secondaires, avant d’entrer en classe préparatoire au Lycée Henri IV à Paris. Il a consacré un récit, La forme d’une ville, et plusieurs textes à la ville de Nantes. Comme pour Jules Verne, la Loire joue un rôle important dans sa vie et dans son oeuvre. Sa maison d’enfance où il est toujours revenu at où il a vécu pendant 35 ans en prenant sa retraite, donne sur la Loire.  

Jules Verne était né à Nantes, dont le port accueillait au milieu du 19e siècle de grands voiliers. Le port de Nantes était aussi animé par l’incessant va et vient des gabarres qui déchargeaient la cargaison des navires amarrés en aval dans l’estuaire. Ce va et vient du port, au contact duquel vit Jules Verne est une source d’inspiration qui marque définitivement son œuvre. La Loire mène Jules Verne vers les océans… Plus d’un tiers des 62 romans qui forment le cycle de ses Voyages extraordinaires se situe en tout ou partie sur les navires en mer ou dans les îles. Cette enfance nantaise a aussi fait de Jules Verne un navigateur qui sillonne les côtes d’Europe et d’Afrique du nord pendant presque vingt ans sur ses trois voiliers successifs.    

Les principaux personnages de Jules Verne ont le caractère trempé des capitaines de haute mer et des explorateurs qui affrontent l’intérieur encore méconnu et souvent hostile des continents. Pour caractériser la nature des personnages de Jules Verne, Julien Gracq fait appel au philosophe Oswald Spengler qui définit, dans les années 1930, la mutation opérée par les sociétés occidentales (entre les 12e et 14e siècle) vers la modernité.

 

« Spengler, dit-il, n’est pas très apprécié des historiens parce que sa science se laisse souvent déborder par l’imagination et la poésie, mais il a des idées tout à fait passionnantes sur la civilisation. C’est une petite digression, mais elle est nécessaire pour montrer ce que représentent pour moi les personnages de Jules Verne. »

Cette digression à propos de Spengler introduit de fait la manière dont Julien Gracq réfléchit en combinant sa connaissance de la littérature (il vient de citer imagination et poésie), sa connaissance de l’histoire (il cite la civilisation) et le rôle de la géographie telle qu’elle est, ici, animée par les personnages de Jules Verne, dont il relit toute l’œuvre, parue en livre de poche dans les années 1970. Gracq emprunte à Spengler la notion de civilisation faustienne d’après le mythe faustien qui selon Spengler caractérise l’occident :

« Là, dit Gracq, c’est la poussée vers l’infini, vers l’inconnu, qui donne le sentiment, la nécessité de franchir les limites constamment, et qui pour Spengler est absolument typique de l’occident. Et cela se vérifie parce qu’aussitôt (après les mutations du 12e au 14e siècle) c’est l’époque des grandes découvertes, le 15e siècle, Colomb puis Magellan et autres. […] Il y a donc cette idée dominante que l’homme faustien est l’homme qui transgresse les limites, sans arrêt […] et j’en reviens à Jules Verne,

 

Photo 3 - Hatteras recadré sur la couverture de la revue Jules Verne

 

 je pense que Hatteras est un héros faustien typique. Lui ͡   et beaucoup d’autres dans l’œuvre de Jules Verne ͡    et nul écrivain n’a su en donner une image aussi frappante. »    

Voyage et aventures du capitaine Hatteras est le roman de Jules Verne que préférait Julien Gracq. On voit sur cette gravure d’Edouard Riou la détermination et la posture inflexible, concentrée, stoïque du personnage. Jules Verne consacre ce roman à la conquête du Pôle Nord dont il retrace avec exactitude l’Odyssée réelle qui était dans l’actualité de son époque. Le roman se termine en apothéose par la conquête réussie du Capitaine Hatteras et de quelques survivants de son équipage. Mais sa ténacité dans les épreuves le mène à la folie. Rapatrié en Angleterre, il est interné. Jules Verne avait prévenu le lecteur :

Photo 4 – Gravure, Hatteras en conversation

« On le sentait audacieux, à l’entendre, froidement passionné ; c’était un caractère à ne jamais reculer et prêt à jouer la vie des autres avec autant de conviction que la sienne. Il fallait donc y regarder à deux fois avant de le suivre dans ses entreprises. »

Photo 5 – Gravure Hatteras plein pied encapuchonné

Et sur ce sujet, Julien Gracq ajoute :

« Eh bien, Jules Verne c’est cela. Hatteras est au fond entièrement animé de cet esprit. Moi, je le trouve tout à fait typique de ce moment de la civilisation. Il croit au progrès illimité, sans aucun doute, et puis toujours plus loin, toujours plus loin.»    

(Ecran vide)

Julien Gracq évoque, dans La forme d’une ville, ce genre de personnages tout à fait présents dans la réalité de Nantes au 19e siècle. Il retrouve dans un personnage comme l’armateur Dobrée, dit-il :

« une de ces personnalités abruptes, à la fois caricaturales et volumineuses dont Jules Verne – qui en a peuplé ses romans- a dû avoir sous ses yeux à Nantes une assez plaisante collection. »

*

*    *

Entre Jules Verne et Julien Gracq, on trouve de nombreuses nuances sur la géographie. Ces nuances parfois les rapprochent, parfois les distancient.

Pour Julien Gracq, ce que nous vivons, ce que nous voyons se présente en un jeu de facettes multiples. Ce sont comme des surimpressions qui se combinent. A propos de Jules Verne, ce sont des souvenirs des lectures d’enfance, ou des relectures, des descriptions de paysages, leurs représentations dans les gravures nombreuses qui illustrent les romans de Jules Verne au 19e siècle.

Ces images, que l’enfant a retenues des romans et de leurs illustrations, viennent successivement se plaquer sur ce qu’il voit et ce qu’il écrit devenu adulte. Ce sont des paysages tropicaux ou équatoriaux, des situations maritimes, des péripéties climatiques qui viennent se superposer à ce que lui-même voit de réel.

Il écrit dans Les eaux étroites : « mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontres. »

Dans  Lettrines 2, il donne un exemple de cet esprit des agrégats de rencontres :

D’abord l’observation réelle :

« J’ai encore dans l’oreille le bruit espacé, plat et liquide, des avirons

 quand nous nous glissions en froissant les branches

le long de ces marigots tapissés de vase ;

à travers les feuilles on apercevait le haut clocher de Montglonne

d’où tombaient les heures ;…

Il superpose aussitôt à cette observation une image, souvenir de lecture :

… un coin d’Amazonie ou de Louisiane s’embusquait là :

intact,

long d’une centaine de mètres à peine, mais suffisant pour l’imagination :

elle y convoquait le modèle de ce mystérieux îlot

qui dans Nord contre Sud

sert de refuge et de prison aux sanguinaires jumeaux Texar. » (Nord contre Sud est un roman que Jules Verne consacre à la Guerre de Sécession qui venait de ravager les Etats-Unis. L’intrigue joue sur le fait qu’un seul personnage sont deux frères jumeaux).

Avec ces agrégats de rencontres, nous sommes au cœur de la technique littéraire par collage ou par surimpressions de Julien Gracq. Mais, après cette réflexion, il réagit sur autre chose que sa technique narrative :

« Il y a là, dit-il… une autre chose qui constituerait plutôt une grande différence dans ma manière de voir par rapport à celle de Jules verne. […] Je plaque sur les visions actuelles les visions du passé. C’est une démarche qui n’est pas du tout vernienne parce que Jules Verne n’est pas un homme de la mémoire, il me semble. C’est un homme de la prospection, il va de l’avant. Il y a les gens […] qui vont dans la vie en regardant le paysage qu’ils ont déjà parcouru, qui défile à l’arrière du train, et Jules Verne n’est pas un homme de la banquette arrière… Proust en est un lui, mais pas Jules Verne. […] Jules Verne était tout le contraire de cela… comme André Breton, pour qui le passé n’existait pas. Ce qui était derrière était terminé, et Jules Verne appartient à cette catégorie. Je crois que le souvenir n’est pas constitutif chez lui. Au contraire, il est typiquement un homme de l’avenir, pas de rétrospection. »

Il y a en revanche, reconnaît Julien Gracq, une manière de voir qu’il a trouvée d’abord chez Jules Verne, avant de la développer pour lui-même dans sa technique d’écriture. C’est le cryptogramme, cette grille dont il faut décrypter le code pour comprendre le secret qu’il dissimule. Il cite à ce sujet les cryptogrammes imaginés par Jules Verne et dont le secret sera révélé au cours de l’intrigue. C’est le cas des romans Mathias Sandorf, Les Enfants du capitaine Grant ou La Jangada. Je ne peux m’empêcher, là encore, de rapprocher la question du cryptogramme de la manière narrative de Julien Gracq, son approche des questions par des jalons qui se combinent en un récit, une critique, un roman, une pièce de théâtre, qui s’offrent, sans le laisser paraître, comme une grille à déchiffrer. Mais Gracq ici ne parle pas de sa technique narrative. Il applique le cryptogramme à la géographie :    

« Le goût du cryptogramme je l’ai pris dans Jules Verne, mais je ne peux pas dire que je l’applique à ses ouvrages. Je l’applique à la carte géologique qui est d’ordre scientifique. La géologie et la morphologie, les formes du terrain, ce n’est pas le fort dans les romans de Jules Verne. […] la partie météorologique est souvent bien meilleure. Elle est très importante pour les voyages maritimes si essentiels dans ces romans. […] La « clef de lecture » appliquée à la géographie c’est la carte géologique qui me l’a fournie. C’est le sésame qui permettait de comprendre comment les choses s’enchaînent dans le relief. C’est tout à fait dans la veine, en effet, du cryptogramme de Mathias Sandorf, mais cela ne s’applique pas aux livres de Jules Verne. Je ne les lis pas comme des révélations géographiques. La géographie est une science toute récente. La géographie moderne, Jules Verne ne l’a pas connue. Non, il est sommaire. Il reste paysagiste […]. Il ne connaît pas les structures. »

Là, je ne suis pas tout à fait d’accord avec la remarque de Julien Gracq. La géologie et la morphologie des sols n’apparaissent pas avec l’ampleur des océans chez Jules Verne, mais ce sont des sciences qui jouent, dans son imaginaire romanesque, un rôle presque aussi important que les tempêtes. La géologie est le sujet du Voyage au centre de la terre et les cavernes dans les rochers jouent un rôle majeur dans des romans comme L’Etoile du Sud, Le Rayon vert ou L’île mystérieuse… 

Par ailleurs, il consacre un roman entier (Les aventures de trois Russes et de trois Anglais) à la géodésie qui donne les repères essentiels à la cartographie et à la géographie.

Ces repères que Jules Verne égraine dans ses récits sont : les fuseaux horaires, les longitudes, les latitudes, les journées calendaires. Ils sont essentiels au lecteur pour se situer géographiquement sur la planète, sur le lieu d’une expédition, lors du survol ou lors de la traversée d’un continent. Ce sont autant d’indications qui rythment le récit avec précision. Ils font reconnaître au lecteur l’importance de l’exactitude dans les sciences et aussi dans la vie, l’importance de la boussole, le rôle indispensable d’un sextant lorsqu’on part pour des semaines sur les océans ou sous la mer. Jules Verne use de tout cela de façon unique pour créer une tension dramatique.

Lorsque je lui fais cette remarque, Julien Gracq réagit vivement :

« Ah, là, c’est évidemment une question très importante… La littérature classique, au fond, s’occupait à peu près uniquement de ce qu’on appelait les mouvements de l’âme humaine, la psychologie : On s’occupe du cœur humain, très bien d’ailleurs, mais on reste centré là-dessus […].

Il y a un premier changement, un élargissement énorme qui intervient avec Balzac… C’est ce que j’appelle un formidable débarquement du mobilier… Tout d’un coup, avec l’homme, on a tout ce qui l’enveloppe, de plus ou moins près. Tout l’entourage d’abord matériel, le costume, le vêtement, le mobilier, les maisons puis les parcs, les jardins… la petite ville qui est autour... toutes une série de cercles qui vont en s’agrandissant, qui sont comme des vêtements extérieurs des personnages. C’est un énorme élargissement qui permet à Balzac de faire une œuvre de totalisation qui est La Comédie humaine. […]

Et puis vient Jules Verne… qui a sa manière est une œuvre totalisante aussi. Là est l’introduction de « la face de la terre », de la géographie. Autour de ce monde social mis en forme, il y a un monde qui n’est pas humanisé, qui est en voie d’exploration, qui n’est qu’à moitié connu et que Jules Verne va annexer au roman. C’est ce que j’appelle « la face de la terre ». […] C’est un joli mot… parce que la terre a une physionomie dans Jules Verne, et pour celui qui l’a lu elle reste ineffaçable. C’est un énorme agrandissement. C’est une œuvre encyclopédique à la manière de Balzac. Je vois Jules Verne comme un ouvreur de mondes. […] C’est une sorte de Christophe Colomb, dans la manière dont il a annexé les terres nouvelles à la littérature.»   

*

                                                                               *     *

Voilà comment je peux résumer la relation que Julien Gracq entretenait avec Jules Verne. Mais, leur histoire à tous deux, pour nous, ici, n’est pas tout à fait terminée. Nous allons glisser du passé au présent.

Après cet entretien, nous nous sommes plusieurs fois revus jusqu’à son décès, huit ans plus tard. Nous déjeunions au petit restaurant sur la Loire devant chez lui. Nous parlions de Jules Verne et puis peu à peu il y eut un autre sujet de conversation. Je travaillais sur la rénovation et la mise en scène de l’hôtel particulier où Jules Verne avait vécu à Amiens…. À priori, ce sujet intéressait peu Julien Gracq. Il suffit de lire ce qu’il avait écrit sur les Maisons d’écrivain devenues des Musées, dans les Carnets du grand chemin, pour comprendre le peu de bien qu’il pensait de ce phénomène.

Je suis un peu désenchanté toujours – dans le peu d’expérience que j’en ai – par ces visites de maisons d’écrivain. Une espèce de contamination muséale se répand partout, c’est le musée qui prend possession de la vie privée, après la mort. C’est désolant quelquefois de voir la pièce à vivre, par exemple, avec ses meubles et ses tapis… Et puis le petit cordon qui empêche de passer.

            Là, nous touchons un point particulier des conversations que nous avons eues par la suite. La remarque, que Gracq faisait ici, touchait à la différence qui existe entre la muséographie scandinave par exemple, ou chinoise et japonaise, et la muséographie française. La muséographie scandinave joue sur la liberté que l’on donne au souvenir pour restituer la vie, par l’installation du décor, sa mise en scène, alors que la muséographie française fétichise le souvenir, et c’est cette manière de réifier la vie que pointe ici Julien Gracq.

Après sa remarque désabusée sur « le petit cordon qui empêche de passer » il ajoutait toutefois  « […] il y a le cas exceptionnel où l’écrivain a mis absolument sa marque sur tout… » et il cite la maison de Victor Hugo à Guernesey, celle de Pierre Loti à Rochefort… On peut y ajouter la Villa Arnaga d’Edmond Rostand à Combo-les-bains, ou le manoir gothique de Walter Scott à Abbotsford. Ces maisons-là se livrent encore aujourd’hui dans un décor littéraire pensé par l’écrivain. Les autres maisons d’écrivain sont restées dans un premier temps telles quelles, puis ont été transformées par leurs différents propriétaires... Si elles existent encore et qu’on les ouvre au public, elles font l’objet de choix divers. Ces dernières décennies les choses ont un peu changé, mais on se heurte encore en France le plus souvent au didactisme des cartels réalisés par des personnels de bibliothèque peu avertis qui émoussent aussitôt la fragile réalité du vivant en ce lieu. Toutefois, la maison-décor qu’un écrivain a lui-même mis en scène, pour son plaisir et sa postérité, transmet en profondeur l’esprit d’une œuvre autant que l’ambition de l’auteur. Je prenais ces maisons moi-même pour exemple de ce qu’il fallait réaliser chez Jules Verne.

Il y a aussi un autre genre de maisons qui m’ont inspiré pour d’autres raisons. Principalement pour l’atmosphère qui vous y enveloppe. Ce sont les maisons qui, en Scandinavie, sont restées dans le décor et dans l’esprit de leur époque. Surtout sans chercher à en faire un musée. Tout du moins en apparence. En Scandinavie ou en Russie le respect de la vie est nettement plus présent que dans la muséographie française qui manifeste une forme de respect froid ou distant envers le passé. En Norvège vous pouvez toucher les objets, les tissus. Si on s’en étonne, les conservateurs ou conservatrices vous répondent que ce n’est pas très grave. Le plus souvent ce sont des reconstitutions patinées, refaites à l’identique. On peut les refaire ou les reproduire. L’essentiel c’est de pouvoir toucher au passé, cela change le rapport que nous entretenons avec le passé. Si on peut le toucher, il s’installe avec lui une sorte de reconnaissance. Cette atmosphère de réel, on pouvait la sentir encore récemment, en France, chez François Mauriac à Malagar ou au Moulin de Villeneuve chez Louis Aragon et Elsa Triolet dont les décors avaient peu changé. Cette atmosphère fait lien, elle tisse une histoire intime que relie le visiteur aux livres. Chez Jules Verne nous vendions jusqu’à 3000 livres par ans qui n’auraient jamais été vendus autrement.

*

*   *

Ecran allumé

 

Photo 6 – couverture verte du récit La Maison

Aujourd’hui, la parution des textes posthumes de Julien Gracq apporte des nuances sur la relation qu’il entretenait avec les lieux habités. La parution récente d’un court texte intitulé La maison et les commentaires qu’il suscite précise ce que nous savions déjà sur l’étrange réalité que Julien Gracq entretient avec les lieux habités.

Le court récit de La Maison est écrit entre Le Château d’Argol et Le Rivage des Syrtes.

Le temps de La Maison est celui d’une recherche. Elle confirme pour Gracq le mystère qui nait de la vie au temps présent. Parce que s’il parle de Proust sur la banquette arrière regardant défiler le passé et s’il dit de Jules Verne et André Breton qu’ils sont tournés vers l’avenir, lui, Gracq, est quasi minéralement attaché au temps présent, un présent qu’il fait habiter par une quintessence d’humanité, ce que Baudelaire aurait appelé une pantomime.

 

Photo 7 – Maison de Jules Verne 2005023 (les photos de la Maison de Jules Verne sont libres de droit)

Par ces quelques chemins buissonniers, nous voici arrivés à l’histoire des Maisons de Jules Verne et de Julien Gracq qui se sont ouvertes au public en ce début de troisième millénaire. Ces deux réalisations ont été faites par des équipes distinctes dans deux directions différentes, mais avec une égale volonté de faire respirer une œuvre littéraire.

Photo 8 – Maison de Julien Gracq - Tour

 Au fil de nos rencontres j’entretenais Julien Gracq sur l’évolution du projet de la Maison de Jules Verne. C’était devenu un sujet de conversation. Il me posait des questions. Sa proximité avec Jules Verne le rendait curieux. Surtout sur les moyens, pour la maison d’un écrivain de rendre service à une œuvre littéraire. Il voyait, de ce point de vue, un certain intérêt à ce sujet. Je m’imprégnais à mon tour de ses remarques.

*

*   *

Photo 9 - plan large maison extérieur - thumbnail

La Maison de Jules Verne réhabilitée fut ouverte au public en 2006. On entre dans la cour par une porte cochère. Cette photo a été prise avant la restauration. L’aile gauche que vous voyez là a été ensuite consacrée à la librairie. 

Photo 10 -  la tour IMG 5889

La tour abrite la cage d’escalier qui dessert les deux étages et le grenier. Cette photo est prise après la restauration. On voit au somment de la tour la sphère terrestre dessinée par François Schuiten.

Photo 11 - le jardin d’hiver 

L’entrée principale de la maison se fait par le jardin d’hiver. La photo est prise maintenant, mais lorsque nous l’avons ouverte j’avais fait installer, comme à l’époque où y vivait Jules Verne, de grandes plantes vertes. C’était luxuriant. Un jardinier entretenait ce lieu avec la rigueur d’un conservateur et vérifiait que l’hygrométrie soit au minimum pour ne pas endommager les murs et les reproductions d’affiches d’époque qui s’y trouvaient.

Photo 12 - le grand salon DSCN0001

De l’autre côté, dans notre dos, le jardin ouvre sur le grand salon où Jules Verne recevait ses invités. Nous l’utilisions pour y assoir au sol les enfants pour certaines animations scolaires, notamment des conteurs, où le personnel lui-même, que nous avions formé à raconter les histoires de Jules Verne. 

Photo 13 - l’escalier en colimaçon

L’escalier en colimaçon mène au premier étage où l’on trouve deux espaces consacrés à l’éditeur Pierre Jules Hetzel.

Photo 14 - le Bureau d’Hetzel

Ici, le bureau de l’éditeur avec son mobilier d’origine. On y voit entre autre le meuble fichier dans lequel Hetzel conservait les fiches de tous les livres qu’il éditait. Il y en a plus de 3000. C’était émouvant de savoir qu’elles étaient là, il y a quinze ans. Aujourd’hui, je ne sais pas. Les fauteuils que l’on y voit appartiennent au salon…

Photo 15 - le canapé – DSCN 0003

… qui se trouve dans la salle attenante. On y voit ici le canapé contre un mur, mais les fauteuils et le canapé avec les tapis formaient un ensemble que nous avions reconstitué. C’était le salon dans lequel l’éditeur recevait les auteurs avec lesquels il s’entretenait. Sur ce canapé et dans ses fauteuils se sont assis Jules Verne, Georges Sand, Victor Hugo et bien d’autres. J’y faisait scandale auprès du conservateur de la bibliothèque en permettant de s’y asseoir les écrivains que je recevais dans la maison, Michel Serres, Régis Debray, Didier Daenincks, Pierre Garnier, Erik Orsenna et quelques autres se sont assis là à la suite de leurs illustres prédécesseurs.    

 

Photo 16 - la cabine de bateau - DSCN 0009

De même qu’un espace important était consacré à l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, sans lequel Jules Verne n’aurait pas été l’auteur qu’il est devenu, nous avions tenu avec les scénographes de l’équipe de François Schuiten à consacrer un espace à la passion de Jules Verne qui a navigué pendant près de vingt ans avec ses trois voiliers successifs.  

Photo 17 - le bureau de Jules Verne - DSN 0012

Près de la cabine on trouve le bureau de Jules Verne à son endroit d’origine. Nous y entretenions une présentation un peu négligée qui évoquait un espace de travail. Cette photo date de cette période.

Photo 18 - la salle des documentations -Bibliothèque imagelarge

Jules Verne se rendait chaque après-midi à la bibliothèque de la Société Industrielle d’Amiens pour consulter toute la presse. Mais il gardait près de lui l’abondante documentation géographique des revues auxquelles il était abonné. Nous maintenions sur cette grande table un certain fouillis de cartes du monde, de documentation, de livres ouverts etc. pour reproduire cet espace en activité. Cette photo d’aujourd’hui montre combien les détails de présentation changent, je dirais, qu’ils changent du tout au tout, les sentiments que transmet le lieu. Nous savons tous qu’une certaine négligence appartient à notre existence, au vivant en général.

Photo 19 - grenier détail - DSCN 0017

Nous terminons cette visite par le grenier où là encore nous voulions respecter un bric-à-brac évocateur. Celui des objets de famille…

Photo 20 - grenier détail – DSCN 0043

 

de documentations qui n’avaient, pour Jules Verne, plus leur place à l’étage en dessous, de collections de jouets et de jeux qui avaient été adaptés de l’œuvre…  

Photo 21 - plan large IMG 0864

… On la voit ici aujourd’hui, en plan large. Au fond, on devine un présentoir tournant que nous avions installé pour feuilleter, comme dans un grand livre, les affiches de films adaptés de l’œuvre de Jules Verne. La collection d’Amiens en possède un millier, collectées toute sa vie par un collectionneur italien, de même que viennent de lui une grande partie des livres de Jules Verne aux éditions Hetzel, le mobilier exposé de l’éditeur et la plupart des objets originaux exposés dans la Maison.

*

*   *

Photo 22 - vue arrière de l’ensemble avec le pont de Varades- Vue du pont

Nous changeons complètement de décor avec la Maison de Julien Gracq entièrement réaménagée et intégrant le bâtiment d’un ancien grenier à sel qui lui appartenait également. Nous voyons ici, depuis l’arrière, l’ensemble des bâtiments avec le pont de Varades qui traverse la Loire et qui enjambe l’ile Batailleuse. Julien Gracq a aimé s’y promener chaque jour jusques peu de temps avant sa mort.

Photo 23 - idem de plus près avec la Loire – DSC03632

La même vue, de plus près, avec la Loire qui coule au pied de la maison...

Photo 24 - plan large maison et cour - domaine

… Ici, c’est la vue de la façade de cet ensemble…  la rue du Grenier à sel qui descend à la Loire et, à droite de l’image,  la maison où habitait Julien Gracq. Il recevait ses visiteurs dans la pièce à droite près de l’entrée…

Photo 25 - salon aujourd’hui depuis la fenêtre - salon Gracq 1

… Il ne reste rien des papiers peints défraichis et du mobilier vieillot qui montrait combien Gracq attachait peu d’importance au décor. En revanche l’aménagement est le même. Une table près de la fenêtre où il tenait les derniers livres et articles parus le concernant, et derrière la cheminée qui n’a pas bougé, deux fauteuils à la même place…

Photo 26 - salon Gracq 2 les deux fauteuils – salon Gracq 2

Gracq invitait son visiteur à s’asseoir dans l’un ou dans l’autre de ces deux fauteuils et prenait l’autre. Le fauteuil de cuir beige est le seul meuble d’origine. Cette installation montre dans cette seule pièce restée la même de tout l‘ensemble, le respect de la configuration d’origine, transposée dans des mobiliers et une couleur claire d’aujourd’hui. C’est un respect discret pour l’homme, l’œuvre et le lieu transposés dans une totale modernité.

Photo 27 - écran vidéo avec Gracq - DSC 0770  

Ce rapport à l’auteur et à son œuvre est la marque d’ensemble de la Maison de Julien Gracq. Aujourd’hui, elle est résidence d’écrivains et d’artistes, lieu d’accueil du public et d’ateliers pédagogiques, lieu devenu lieu de vie, selon la volonté manifestée par l’écrivain…

Photo 28 - plan large, bibliothèque, salle d’étude - 3872

… Nous voici dans la bibliothèque et salle d’étude du second étage, dans le bâtiment du Grenier à sel. On y trouve des ouvrages ayant appartenus à Julien Gracq, les éditions de ses ouvrages et les ouvrages et articles parus le concernant…

Photo 29 - plan large, salle des activités – EXPO 1 URBA maison carte 2015

… On trouve une salle de taille équivalente à l’étage en dessous. Elle sert de salle d’exposition notamment des œuvres des artistes en résidence. C’est aussi la salle des activités pédagogiques. La géographie en est le centre d’intérêt. La géographie est aussi omniprésente dans l’œuvre de Gracq par ses promenades et par ses voyages qui font partie de son œuvre, et on trouve au bout de la table, dans cette pointe qui dépasse un peu…

Photo 30 - la table à carte – DSC 00775   

… Une table à carte qui répertorie ces voyages entrés dans entre autres la partie géographique de l’œuvre.

Photo 31- la salle à manger des résidents – P1010673

Si nous retournons dans la partie habitation de la maison, nous trouvons la résidence des écrivains et artistes, avec ici la salle à manger qui est la salle de vie commune des résidents

Photo 32 - une table d’écrivain – P1010678

Et pour finir la visite et cet aperçu des relations entre Julien Gracq et Jules Verne, une table de travail d’un écrivain en résidence. Dans une version qui a été, ici, symbolisée par l’un ou l’une d’entre eux. C’est sur ce symbolisme de l’écriture que se termine ainsi cette présentation.

Photo 33 personnelle libre de droits – Julien Gracq devant sa maison s’éloigne dans la rue du Grenier à sel.

 

[1] Lettrines, Bibliothèque de la Pléiade, T .II. p 192.