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 Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu crois

par Olivier FOURNET

 l’exemple des protestants de Montauban et d’ailleurs au 16ème siècle

 

Chronique académique – 5 mai 2025

J’ai paraphrasé la célèbre maxime de Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826), "Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es," dont la profondeur dépasse les simples considérations culinaires. En explorant cette phrase sous l'angle de la croyance, nous pouvons découvrir comment nos choix alimentaires reflètent non seulement une identité, mais aussi nos convictions intimes.

L'alimentation, en tant qu'acte quotidien et universel, est imprégnée de significations culturelles, sociales et spirituelles. Ce que nous mangeons n'est pas simplement une question de survie biologique, mais aussi un moyen d'exprimer nos valeurs, nos traditions et nos aspirations. Par exemple, les régimes végétariens ou végans peuvent être motivés par des convictions éthiques concernant le bien-être animal ou des préoccupations environnementales. De même, le jeûne pendant le Ramadan pour les musulmans ou le Carême pour les chrétiens illustre comment les pratiques alimentaires peuvent être des actes de dévotion et de discipline spirituelle.

En outre, les choix alimentaires peuvent révéler des croyances plus subtiles et inconscientes. Les rituels autour des repas, qu'il s'agisse de prières avant de manger ou de célébrations festives, renforcent également le lien entre nourriture et croyance.

Brillat-Savarin, en tant que gastronome et philosophe, comprenait que la nourriture est un langage universel qui parle de nos âmes autant que de nos corps. En disant "Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu crois," nous regardons comment nos assiettes racontent des histoires profondes sur nos convictions, nos valeurs et notre quête de sens.

L'installation de la Réforme protestante dans le Sud-Ouest de la France, et plus particulièrement à Montauban, est un chapitre important de l'histoire religieuse et culturelle de la région. Au XVIe siècle, les idées de la Réforme, initiées par des figures comme Martin Luther et surtout Jean Calvin, trouvèrent un terrain fertile dans cette partie de la France. Montauban, avec sa position stratégique et son esprit d'indépendance, devint rapidement un bastion du protestantisme. En 1561, la ville adopta officiellement la Réforme, marquant un tournant décisif dans son histoire. Les guerres de Religion qui suivirent virent Montauban résister farouchement aux tentatives de reconquête catholique, notamment lors du célèbre siège de 1621. Cette période de conflits et de résistance forgea une identité protestante forte et durable, faisant de Montauban un des symboles de la résilience et de la foi réformée dans le Sud-Ouest de la France.

Les pratiques alimentaires des protestants, en particulier pendant la période de la Réforme, se distinguaient notablement de celles des catholiques, reflétant des divergences théologiques et culturelles profondes. Contrairement aux catholiques, qui observaient des jours de jeûne et d'abstinence, jusqu’à 70 jours/an, « jeûner le Carême, les Quatre Temps et les Vigiles » selon le De Instructionne Confessorum de 1444, les protestants rejetaient ces pratiques, les considérant comme des traditions humaines non prescrites par la Bible. Ils prônaient une alimentation plus simple et moins ritualisée, en accord avec leur principe de "sola scriptura," qui privilégiait l'autorité des Écritures sur les traditions ecclésiastiques. Cette approche se traduisait en théorie par une consommation plus libre de viande et d'autres aliments, sans les restrictions imposées par le calendrier liturgique catholique. Les choix alimentaires des protestants devenaient-ils alors un moyen d'affirmer leur identité religieuse et leur rupture avec les pratiques catholiques ? C’est ce que nous allons regarder en particulier à Montauban avec les livres de compte des consuls avant et après l’adoption de la réforme.

Notre chère Janine Garrisson dans L’homme protestant, édition Complexe en 1986 ou encore dans Protestants du Midi, chez Privat en 1991 trace un portrait d’une éthique qui modèle des comportements. L’Eglise Réformée ne met aucune échelle dans els écarts reprochés aux individus, tout excès étant considéré comme une porte d’entrée aux vices. Rappelons que Calvin fit fermer le auberges de Genève en 1546, pendant seulement 3 mois… Le consistoire de Montauban condamne aussi l’ivrognerie nous dit Gaston Serr dans Une église protestante au 1-ème siècle, Montauban, pensée universitaire, 1958.

« La tempérance en matière de nourriture et de boisson est la première des règles de vie du huguenot » conclue parfaitement Janine Garrisson. Pour autant la discipline de Calvin rend possible le ‘jeûne saint et droit » avec 3 buts : dompter la chair, disposer à prières et oraisons et être « témoignage de l’humilité devant Dieu quand nous voulons confesser notre péché devant Lui »

Avant de rgarder les consuls de Montauban, écoutons Auger Gaillard, poète sulfureux né à Rabastens vers 1530, participant à la prise de Montauban par les protestants en 1561 puis chassé par le consistoire car ses œuvres poétiques ne servaient qu’à « escandalle » :

« Au lieu de Rabastens, là où je suis natif et l’on m’en a bany sans leur faire domage pour m’avoir veu manger en Karesme un fromage ». et lorsqu’il mangeait un vendredi à la table d’un catholique il note : « ils n’avaient point de veau, du mouton, ni de bœuf […] ils n’avaient pas du tout de viande mais seulement 6 œufs et 6 poissons du Tarn ».

Il raille Jacques des Prés Evêque de Montauban : « Ah disais-je si les poissons sont avertis qu’à Picquecos [lieu de résidence de l’Evêque] leurs frères sont mis à morts, ils te mangeront »

On le voit donc les catholiques respectaient les interdits !

Alors regardons un peu plus près ce que l’on peut trouver dans les comptes des consuls lors de leur banquet annuel une fois la Réforme adoptée.

Rappelons que la ville avait 6 consuls, élus pour un an et chargés de gérer les affaires de la ville. Les évènements importants faisaient l’objet d’un banquet dont les livres de comptes portent la trace. Leur lecture est très difficile et seuls quelques parties ont été transcrite.

En 1518 on trouve le déjeuner des consuls conforme au prescriptions d’un vendredi avec « 3 sols de vin blanc et clairet, à 6 deniers le quart, une alose, une carpe, 12 livres de morue […] »

Passons maintenant au dîner du 23 juillet 1573 ‘faict en la maison de Mr le consul Gautier » :

« deux raffautz [lapeureaux], ung pair pollailer, ung pair pigeons, une longe et ung gogot de moton ; piedz de veau pour l’entrée de table, formage de forme [fromage de Najac sans doute], poires, avellanes [noisettes], sarneaux [noix],prunes, le tout pour ladicte despence : 6 l. 7 s. 2 d. »

On trouve un repas très similaire en mai 1581 et on peut donc noter que l’on ne trouve la trace typique du poisson qu’en 1518 et on peut en déduire que les consuls protestants ont abandonné la « pratique cérémonieuse » des jours comme disait Calvin même s’il faudrait étudier toute la série des comptes pour en avoir l’absolue certitude.

En s’écartant un peu de Montauban pour y rechercher un autre indice, on trouve avec Emanuel Leroy Ladurie dans Le siècle des Platter, Fayard, 1995 à Montpellier entre 1552 et 1559, Felix Platter, étudiant suisse, loge chez un apothicaire juif « marrane », voici son témoignage : « Avec le mercredi des Cendres commence le Carême. La viande et les œufs sont interdits sous peine de la vie. Mais nous autres allemands, ne nous laissâmes d’en manger. On m’apprit à fondre du beurre sur une feuille tenue au-dessus de la braise, pour les faire cuire. Durant ce temps, je ramassais dans mon cabinet d’étude les coquilles des œufs que je faisais cuire mais une servante les ayant découvertes ; elle les montra à sa maîtresse qui en fut fort irritée sans toutefois pousser la chose plus loin »

On le voit donc, si manger est un acte individuel, il se fait rarement seul et porte les marques d’une culture et d’une vision du monde. Ce que l’on mange traduit ce que l’on croît et le protestant se veut en tout porteur de mesure, il est donc logique de le porter jusque dans ses aspects triviaux de la vie.

Laissons le mot de la fin au pasteur moraliste Yves Rouspeau dans ses quatrains spirituels de l’honneste Amour, nouvellement mis en lumière, Paris, 1586 :

« Sans Céres et Bacchus, Vénus est languissante

Celuy qui veut dompter les efforts de sa chair

Et éviter le mal qu’on commet au coucher

Mange et boit sobrement et de peu se contente »

Vous comprendrez mieux sans doute mon athéisme !

Olivier FOURNET