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Dimanche 10 décembre - séance solennelle au Théâtre Olympe-de-Gouges à 15h

Conférence musicale de Jean-Marc ANDRIEU, académicien

 

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan et la musique

 

Avant toute chose, je dois exprimer ma reconnaissance à Jacques Carral sans qui cette communication m’aurait été impossible. Je le remercie pour ses précieux conseils et pour m’avoir guidé sur les chemins qu’il connaît si bien de la vie de Lefranc. Son livre, Lefranc de Pompignan, homme de lettres et citoyen, que chacun devrait posséder, est la somme des connaissances actuelles sur le fondateur de notre académie. Avant lui, il convient aussi de mentionner la contribution de Théodore Braun, professeur émérite de l’Université du Delaware, auteur en 1972 d’un ouvrage sur la vie, les œuvres et les rapports de Lefranc avec Voltaire. Il a été membre correspondant de notre académie durant une dizaine d’années. Nous venons d’apprendre avec regret sa disparition survenue l’année dernière. Je souhaite enfin exprimer mes remerciements à Olivia Pfender, conservatrice des fonds anciens de la bibliothèque de Toulouse pour sa précieuse collaboration.         

Parmi les nombreuses questions évoquées par les érudits sur Lefranc de Pompignan, très peu concernent sa passion pour la musique et sur la place qu’elle a tenue tout au long de son existence. En retraçant à grands traits les étapes et les nombreuses activités de Lefranc de Pompignan sous le prisme de ce qui nous intéresse aujourd’hui, nous allons, ici et là, découvrir de nombreux indices de son attrait pour l’art lyrique. Tour à tour parolier et librettiste, ami des compositeurs, musicologue et collectionneur de partitions, pendant cinquante ans, de 1730 à 1780, il a été un acteur engagé dans la vie musicale française, même s’il n’a pas tenu les premiers rôles.

Issu d’une noble famille quercynoise, Jean-Jacques est l’ainé d’une fratrie de sept enfants. À la mort de son père en 1719, âgé de dix ans, il est confié à sa famille maternelle, les Caulet, et rejoint le prestigieux collège des Jésuites de Toulouse : il y acquerra le goût pour les « belles lettres » (notamment grâce au Père Campistron) qui l’accompagneront toute sa vie. Présentant des dispositions intellectuelles supérieures, il intègre rapidement le collège Louis-le-Grand à Paris. Je cite Jacques Carral : « Avec cette nouvelle vie au collège Louis-Le-Grand Jean-Jacques Lefranc commence une époque de formation intellectuelle décisive. Les Jésuites qui sont ses professeurs ont alors une grande influence sur ses conceptions religieuses et philosophiques mais aussi sur ses goûts littéraires et ses projets de vie. Ils ne sont pas étrangers à la naissance de son désir de devenir un poète et un auteur dramatique célèbre. » C’est surtout le Père Charles Porée qui sera l’artisan de cette sensibilisation aux arts notamment l’art dramatique et l’éloquence, conformément aux principes pédagogiques des Jésuites. Lefranc se lie d’amitié avec son condisciple Fusée de Voisenon (qui sera plus tard abbé et écrivain) avec lequel il composera une première version de sa Didon en un acte.

À dix-huit ans, il entame des études supérieures de droit, et constitue un trio de passionnés avec Jean-Hyacinthe de Verthamon et Pierre Enlart de Grandval. Avec eux il s’adonne à une intense activité littéraire et fréquente assidument les grands théâtres, la Comédie-Française, l’Opéra et le Théâtre Italien, rêvant d’y être interprété. Il porte un regard critique sur les pièces qu’ils produisent et sur le talent des comédiens, chanteurs et danseurs de leurs troupes. Ayant achevé ses études en 1729 il rentre à Montauban pour y exercer les fonctions d’avocat général de la Cour des aides malgré son jeune âge. Il confie à son ami Enlart de Grandval : « ma charge d’avocat général m’ennuie beaucoup, mais en revanche je la fais fort mal. On me destine celle de premier président […] il n’y a qu’une mort prématurée qui puisse m’empêcher de m’établir à Paris. ». C’est à cette époque, en 1730, qu’il va créer la Société Littéraire de Montauban, soucieux de reconstituer un cénacle d’amoureux de littérature et de poésie tel qu’il l’a connu à Paris. Inutile de développer cet épisode que vous connaissez parfaitement. De 1730 date également le concerto pour violon du compositeur Etienne Mangean qui lui est dédicacé, preuve de sa notoriété naissante. Cette partition est l’unique trace de sa fonction de directeur d’une Académie de Musique de Montauban, Académie dont on ignore tout.

Comme je l’ai déjà dit, Lefranc va organiser et orienter sa vie autour de deux pôles majeurs : ses fonctions d’homme de loi qu’il assumera très sérieusement d’une part, et d’autre part sa passion pour le théâtre et la poésie. Devenir un auteur célèbre restera cependant son objectif principal. Pour cela il confie son manuscrit d’une tragédie, La mort d’Achille, à la grande comédienne Adrienne Lecouvreur qui hélas meurt en 1730 avant d’avoir pu en assurer la promotion. Et c’est en 1733 qu’il choisit le sujet de sa nouvelle tragédie dans l’Eneide de Virgile. Cette fois-ci le succès va être au rendez-vous : le 21 juin 1734 sa Didon est représentée sur la scène de la Comédie-Française puis sera reprise une vingtaine de fois, preuve de sa consécration. Jacques Carral montre bien que Didon n’est que le début d’une carrière d’auteur : « Fort de cet incontestable succès qui le place d’emblée au nombre des meilleurs auteurs dramatiques de son temps, Lefranc fait des projets parmi lesquels sa charge d’avocat n’a guère de place […] comme il l’écrit à son ami Enlart il travaille de toutes ses forces à donner à Didon des frères et sœurs dignes d’elle. »

On le voit, le destin d’auteur dramatique semble tout tracé. Hélas, on connaît l’histoire : la jalousie et le talent de Voltaire entraveront cruellement la carrière de Lefranc, dont la grande susceptibilité lui a sans doute joué des tours. Abandonnant le projet de collaboration avec les Comédiens Français il va se tourner en 1735 vers les Italiens qui vont créer sa petite comédie en un acte Les adieux de Mars le 30 juin avec succès. La musique est de Jean-Joseph Mouret, compositeur né à Avignon en 1682 qui a été maître de musique de la famille du duc du Maine (fils légitimé de Louis XV) au Château de Sceaux. Il a également fait carrière à l’Académie Royale de Musique, à la Comédie Italienne et a dirigé le Concert Spirituel. Les adieux de Mars est une œuvre légère et parodique, elle met en scène les divinités de l’Olympe. Pièce de circonstance, elle fait allusion à la fin des opérations militaires de la guerre de succession de Pologne. Il semble que la partition complète ait disparu, mais j’ai pu en retrouver des extraits édités dans le sixième recueil des divertissements du Nouveau Théâtre Italien édité en 1736 et conservé à la Bibliothèque Nationale.

EXTRAIT MUSICAL : VAUDEVILLE des Adieux de Mars

Au même moment Lefranc est admis dans le cercle du fermier général Le Riche de la Poupelinière, grâce à son compatriote Louis de Cahuzac ou peut-être aussi de Rameau qu’il a côtoyé une dizaine d’années auparavant sur les bancs du collège Louis-le-Grand. Cet accès à l’un des salons les plus prestigieux de la capitale lui permet de fréquenter l’élite intellectuelle : « Le jeune provincial ambitieux, nous dit Jacques Carral, est heureux d’être reçu dans ce brillant salon dont la plupart des habitués sont des comédiens, des musiciens, des chanteurs et des auteurs à l’esprit frondeur. Beaucoup de ceux-là, qui sont également membres de la Société du Caveau, sont des librettistes. On peut citer pratiquement tous ceux de Rameau (Piron, l’abbé Pellegrin, Fuselier, Bernard, Cahuzac et Voltaire) et aussi des chanteurs comme Pierre Jélyotte et des musiciens avec qui il apprend le métier. Il demande des conseils à l’un, dédicace à l’autre un poème. » C’est alors que commence sa collaboration avec les compositeurs François-Lupien Grenet et le Marquis de Brassac. On peut imaginer les conversations qu’ils échangeaient : la comparaison entre musique française et musique italienne alors en concurrence, le rôle de la danse dans la progression de l’action dramatique (Louis de Cahuzac est l’auteur du Traité historique de la Danse, précieux ouvrage de référence), la meilleure prosodie pour la mise en musique des vers, les thèmes à la mode à l’opéra (mythologie, héros antiques, pastorales…), les qualités des interprètes chanteurs et leurs prestations vocales et théâtrales, etc.

Il fait également la connaissance de Nicolas Thieriot, conseiller proche de La Poupelinière, ami et correspondant de Voltaire, et de Mademoiselle Deshaies, maîtresse du puissant mécène et élève de Jean-Philippe Rameau. L’influence de celui-ci sera très probablement déterminante pour l’évolution de la carrière de Lefranc. Compositeur et théoricien de la musique, il est l’un des grands génies musicaux français du XVIIIème siècle. Lefranc l’a côtoyé au collège Louis le Grand, on l’a déjà dit, et l’on peut imaginer qu’il aurait pu lui fournir un livret d’opéra. Rameau avait un caractère très ombrageux et usait rapidement ses librettistes (dont Voltaire). C’est notre compatriote Louis de Cahuzac qui a réussi à lui résister le plus longtemps et lui a écrit huit livrets entre 1745 et 1754. Nous pouvons affirmer que Lefranc tient la comparaison avec la plupart des librettistes de Rameau pour ses qualités de poète et ses connaissances en art lyrique, et ne pouvons que regretter ce « rendez-vous raté ».

Cependant, en 1736, encouragé par Rameau et Mlle Deshaies, il reprend et développe une œuvre qu’il avait écrite en 1729-1730 : Le triomphe de l’harmonie. Cette œuvre fera enfin le succès de Lefranc sur la scène de l’opéra de Paris. La musique est confiée à François-Lupien Grenet. Né à Paris vers 1700, il est formé à la musique à la Sainte-Chapelle entre 1705 et 1712, notamment par le maître et compositeur Nicolas Bernier. Il dédie sa première grande œuvre, Le Triomphe de l’amitié, à son élève la duchesse de Berry. À la suite du succès du Triomphe de l’harmonie, en 1737, les consuls de Lyon lui proposent de fonder une école officielle de chant. Il s’installera alors à Lyon où il deviendra directeur de l’Opéra et de l’Académie Royale des Beaux-Arts, jusqu’à sa mort en 1753.

Comme souvent à l’époque, la conception d’un livret d’opéra occasionne des mésententes entre poète et musicien. Le Triomphe de l’Harmonie semble ne pas échapper à la règle, voici l’extrait d’une lettre de Lefranc adressée à Bernard : « Il [Grenet] est persuadé sans doute que la musique seule est capable de faire réussir notre ballet. Après les philosophes, je crois les musiciens les plus entêtés et les plus glorieux de tous les hommes. Il faut cependant tâcher de lui faire entendre raison. J’abandonne là-dessus mes intérêts au cher bailli [La Poupelinière] que je prie plus que jamais de me continuer son amitié, mais je ne prétends point relâcher un seul mot des corrections que nous avons crues nécessaires. Il faut même préparer Grenet à une nouvelle forme de prologue plus agréable et plus animé. J’ai eu l’intention de conserver tous les morceaux dont je sais qu’il est amoureux, et ce soin ne m’a pas peu embarrassé. »

Le Triomphe de l’harmonie est en effet un opéra-ballet. C’est à Campra que l’on doit les plus grands succès du genre (L’Europe Galante en 1697 et Les fêtes vénitiennes en 1710 pour ne citer que les plus connus), qui connaît son apogée avec Les Indes Galantes de Rameau en 1735. Du point de vue de la structure, un prologue précède trois, quatre ou cinq parties que l’on appelait des entrées, indépendantes, et reliées entre elles par un fil conducteur : l’amour, les arts, la nature, l’antiquité, les péripéties exotiques. Qui dit ballet dit danse, laissons Louis de Cahuzac nous le dire : « Les vers qui exposent le sujet, les machines qui l’embellissent, les décorations qui établissent le lieu où il s’exécute, n’en sont que les parties accessoires, la Danse est l’objet principal ». Dans l’opéra-ballet donc, la danse tient un rôle important et participe à la progression dramatique. Cette conception d’un tel spectacle est typiquement française. Fidèle à ses goûts et sa connaissance étendue de la mythologie, Lefranc choisit d’illustrer le thème de l’amour et de l’harmonie en faisant référence à trois héros : Orphée, Hylas et Amphion. Ainsi, ce genre d’œuvre est qualifié de ballet héroïque.

Le prologue met en scène la Paix, l’Harmonie, l’Amour, un chœur de peuples et le chœur des muses. La Paix descend du ciel et le chœur de peuples chante ses louanges :

Quel bonheur pour nous ! Quelle gloire !

La paix vient combler nos désirs,

Elle ramène les plaisirs sur les ailes de la victoire.

Après un récitatif introductif, la paix appelle ses enfants, l’Harmonie et l’Amour, qui chanteront bientôt ses louanges, suivis d’une muse dont les paroles seront reprises par le chœur :

            Qu’à nos efforts l’univers applaudisse

            Remplissons le loisir des mortels et des Dieux

Qu’avec nous à jamais le tendre amour s’unisse

Que nos voix, que nos chants s’élèvent jusqu’aux cieux.

Il était d’usage que le prologue chante les louanges du monarque par des allusions plus ou moins directes. Ici, cette célébration de la paix s’inscrit fort probablement dans le contexte de la fin de la guerre de succession de Pologne dont il a déjà été question pour Les adieux de Mars. Le traité de Vienne sera finalement signé en 1738 entre la France et l’Autriche, mais Lefranc ne l’aura pas attendu pour rendre cet hommage à la paix retrouvée.

EXTRAIT MUSICAL : RECITATIF ET AIR DE LA PAIX

La première entrée est donc consacrée à Orphée. Elle se déroule dans les enfers, territoire du redoutable Pluton qui sera attendri par le pouvoir d’Orphée à qui il rendra Euridice. Le chœur des ombres des amants heureux célèbre finalement la victoire de l’Harmonie sur le pouvoir du souverain des morts.

EXTRAIT MUSICAL : AIR D’EURIDICE

La deuxième entrée nous conte l’histoire du berger Hylas aimé par Eglé, une divinité du fleuve. Elle va le mettre à l’épreuve en lui faisant choisir la nymphe dont il est amoureux. Il ne sait pas que c’est Eglé en personne. Hylas ayant fait le bon choix, une nymphe va célébrer les plaisirs de la jeunesse, reprise en chœur par les divinités des eaux.

EXTRAIT MUSICAL : AIR UNE NYMPHE DES EAUX

La troisième entrée est consacrée à Amphyon. Il aime et est aimé de Niobé, fille de Tantale qui assiège Thèbes. Elle prie Amphyon d’éviter son père pour ne pas se faire tuer. Amphyon invoque alors la déesse de l’Harmonie qui intercède en élevant les remparts de Thèbes. Tantale est si étonné de ce prodige qu’il accepte la paix symbolisée par l’hymen de sa fille avec Amphyon. Une thébaine chante alors la paix retrouvée avant la magnifique chaconne finale de l’ouvrage.

EXTRAIT MUSICAL : AIR UNE THEBAINE

Fort du succès de cette œuvre, dès la quatrième représentation, Lefranc a rajouté une quatrième entrée, consacrée à Apollon berger d’Admette. Grenet la fera éditer à Lyon en 1745.

Revenons maintenant au cours de la vie de Lefranc : des obligations familiales l’obligent à retourner à Montauban. Ses échanges épistolaires avec ses amis parisiens prouvent cependant que Lefranc n’abandonne pas ses projets de librettiste. En plus du Triomphe de l’Harmonie il vient d’achever le texte d’une tragédie lyrique :  Léandre et Héro pour le Chevalier de Brassac qui ne sera donnée à l’Opéra qu’en 1750. Séjournant à Caïx à l’été 1737, il compose aussi les deux premiers actes de Janus, autre projet qui répond aux suggestions de Mlle Deshaies, devenue depuis peu Mme de la Poupelinière. Survient alors l’épisode qui provoquera l’exil forcé de Lefranc pendant six mois à Aurillac : c’est le discours sur l’intérêt public prononcé en novembre lors de la séance solennelle d’ouverture des audiences de la Cour des aides, dont la maladresse à l’égard du pouvoir royal sera sanctionnée. À ce sujet, Voltaire prétendait, mais faut-il le croire ? que la lettre de cachet l’exilant à Aurillac avait été signée par l’intendant Lescalopier car il trouvait que le jeune avocat général de la Cour des aides faisait une cour trop appuyée à son épouse !

De retour à Montauban, Lefranc va orienter différemment sa carrière et réduire ses ambitions. Plusieurs facteurs entrent en jeu pour expliquer le fait qu’il renonce à devenir poète lyrique à Paris : surmenage dû à l’accumulation de sa charge d’avocat général avec celle d’auteur littéraire, souvenir cuisant de son exil forcé, nombreux soucis professionnels et affectifs qui le perturbent, influence de son oncle président de la Cour des aides qui l’a sans doute sermonné sur ses fréquentations parisiennes, bref Lefranc jette l’éponge. Il se lie alors d’amitié avec Victor Riqueti de Mirabeau qui l’accueillera en Provence en septembre et octobre 1740. De cette année 1740 date également son adhésion à la franc-maçonnerie et son élection au sein de l’Académie des Jeux Floraux à Toulouse. Il trouve aussi le temps de réactiver la Société Littéraire de Montauban et de projeter sa transformation en académie. Sa production littéraire ne faiblit pas pour autant, mais elle va s’orienter vers la poésie et les traductions, notamment des Géorgiques de Virgile qu’il avait commencées à Aurillac. C’est également à cette époque qu’il va se passionner pour l’histoire, l’archéologie et la numismatique. Grâce à d’importants revenus hérités de son oncle, il va constituer une bibliothèque considérable, dans laquelle figurent de nombreux ouvrages lyriques, j’y reviendrai.

En 1745-1746, le théâtre le rappelle pour des reprises de sa Didon pour laquelle il effectue une profonde réécriture. En même temps, il bénéficie d’une dérogation royale pour accéder en dépit de son jeune âge au poste de Premier Président de la Cour des aides de Montauban. Malgré ses nouvelles fonctions, il demeure très actif tant à Montauban qu’à Toulouse. Citons cet extrait du discours d’ouverture de l’Académie de Montauban prononcé le 25 août 1747, au sujet de la composition d’une poésie : « L’harmonie est l’âme des vers, principalement des vers lyriques. On cherche dans l’ode un rythme sonore et débarrassé de tout concours choquant de syllabes, une cadence nombreuse et suspendue, qui sans affaiblir l’énergie du sens, ni la force des mots, retentisse doucement à l’oreille, et la remplisse de sons artistement mélangés. Or la beauté de la rime dans des vers plus courts d’ordinaire que ne sont les autres, contribue infiniment à la beauté de l’harmonie. » C’est l’un des textes de Lefranc les plus inspirés par la musique du verbe, témoignant d’un goût sûr et d’une sensibilité artistique indéniable.

Les années suivantes verront s’accroître sa ferveur religieuse, son retour à Dieu, pétri de contrition et peut-être de regrets: « J’ai voulu très sérieusement me convertir et me donner à dieu, je le veux encore, je ne souhaite rien tant que de mener une vie toute chrétienne » confie-t-il en janvier 1751 à son ami Enlart de Grandval. Cette même année 1751 il publie dans ce contexte spirituel ses Poésies sacrées, considérées comme son grand œuvre. Dédiées au roi, elles sont destinées à être mises en musique, la langue française remplaçant opportunément le latin moins accessible au grand public. Il s’inscrit ainsi dans l’héritage du grand poète Jean-Baptiste Rousseau. Il est regrettable qu’aucun musicien ou presque n’ai eu l’idée d’exploiter ce corpus remarquable par sa qualité. Il est vrai que la majorité des œuvres religieuses était écrite pour la Chapelle Royale de Versailles, essentiellement des Grands Motets en latin. La seule pièce musicale de son époque sur les Poésies sacrées qui nous soit parvenue est un Cantique pour le jour de la nativité du Seigneur composé par Charles Levens alors Maître de Musique de l’Eglise métropolitaine Saint-André de Bordeaux en 1742. Hélas nos recherches pour retrouver la partition restent infructueuses mais nous avons pu trouver le texte original imprimé. Profitons-en pour apprécier la plume de Lefranc, en imaginant la belle musique qui l’a habillé :

            Quelle clarté perçante

Se répand dans les airs !

La flamme des éclairs

Est cent fois moins brillante !

Bannissez la terreur que vous faites paraître

Bergers, ouvrez vos cœurs à des transports plus doux.

Aux champs de Bethléem un enfant vient de naître ;

C’est le fils du Très-Haut, c’est Dieu, c’est votre Maître

Qui veut vivre, habiter et mourir parmi vous !

[…]

Chantons, mêlons nos voix aux célestes concerts !

Nuit à jamais célèbre ! éclatante victoire !

La mort et le péché sont rentrés dans leurs fers.

Honneur, triomphe, gloire

Au Dieu de l’Univers.

Pour Lefranc l’inspiration divine est la base de la poésie biblique. Concernant la mise en musique, voici ce qu’il écrit dans la préface de ses Cantiques : Je souhaiterais que ce genre réussît assez parmi nous pour engager nos bons poètes à le cultiver, et nos habiles musiciens à y consacrer leurs chants. Les motets de Lalande, de Campra, de Mondonville charment les personnes mêmes qui ne savent pas le latin. Elles entendraient avec bien plus de plaisir cette musique ravissante, si elle était sur des paroles françaises. Il faudrait qu’en se proposant pour modèles les Psaumes et les Cantiques, on rassemblât dans ces petits poèmes français tous les caractères de la poésie. Je les voudrais agréables, tendres et brillants pour les fêtes de la Vierge, pour la Nativité ; majestueux et sublimes pour la Résurrection, la descente du Saint-Esprit, l’Ascension ; lugubres, mais consolants pour les jours des Morts ; terribles pour le jugement dernier ; triomphants, remplis d’amour et d’allégresse pour la fête de tous les saints. Une musique assortie à des odes travaillées dans ce goût ferait vraisemblablement une sensation étonnante. Mes Hymnes ne seront, si l’on veut, que des esquisses de ces grands tableaux ; mais le dessein en est bon ; d’autres y mettront le coloris.

En 1754, à la perte de sa mère, Lefranc démissionne de sa charge de Premier président et quitte la franc-maçonnerie et les académies. Un nouveau tournant s’effectue, il songe de plus en plus à une vie dévote, en réaction au nouveau courant des Philosophes, notamment à l’occasion de la polémique engendrée par le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755.

En 1757 il épouse Marie-Antoinette Félicité de Caulaincourt, jeune veuve de Pierre Grimod-Dufort, avec laquelle il partage sa passion pour les Belles-Lettres, le théâtre et la religion. Il brigue un siège à l’Académie Française où il est élu à l’unanimité le 6 septembre 1759. Inutile de rappeler son discours de réception dont l’agressivité envers les « philosophes incrédules » lui vaudra l’inimitié malveillante de ses adversaires. Finalement il choisira de ne plus participer aux activités de cette noble institution. Les railleries de Voltaire redoublent alors que le fief de Pompignan est érigé en marquisat, preuve que Lefranc bénéficie toujours de la confiance du roi.

Avec son frère Jean-George, évêque du Puy, Lefranc consacre maintenant une grande part de son énergie à s’opposer aux Philosophes, Voltaire et D’Alembert en tête. Il renonce finalement à la vie publique et partage son temps entre ses deux résidences, Caïx et Pompignan, et celle de son épouse au château d’Orsay. Sa vie sera principalement vouée à l’aménagement et l’embellissement de Pompignan, notamment sa bibliothèque qui est l’une des plus importantes du royaume avec ses 25 000 volumes. Ses collections figurent dans un cabinet d’estampes et d’antiques, un salon de peinture, un cabinet de curiosités et un médaillier de trente mille pièces. Notons que la bibliothèque renferme également de nombreuses partitions musicales, nous y reviendrons bien sûr.

Sa passion pour l’antiquité inspire à nouveau ses travaux. Il achève sa traduction des Géorgiques de Virgile commencée trente ans plus tôt à Aurillac, et traduit les tragédies d’Eschyle qu’il publie en 1770. D’après le sujet de l’une d’elles, il compose les paroles d’une tragédie lyrique, Prométhée enchaîné, qui ne sera jamais mise en musique. Il consacrera la fin de sa vie à faire éditer ses œuvres en quatre grands volumes. C’est dans le troisième que figurent ses livrets destinés à l’opéra qu’il a composés entre 1735 et 1770. Six textes y figurent : Le Triomphe de l’Harmonie, Léandre et Héro (ces deux seuls ont été mis en musique), Janus (en 1738, inspiré par Mme de La Poupelinière), Prométhée enchaîné que je viens d’évoquer, et deux œuvres dont on ignore les circonstances et les dates de composition : Les Désirs et Les Héroïnes d’Israël. Les Héroïnes serait d’après lui le deuxième ouvrage écrit sur un sujet biblique, à la suite du Jephté de l’abbé Pellegrin et Montéclair (dont il possédait la partition) créé en 1732. Il ne manque d’ailleurs pas d’en trouver le livret très faible.

À la toute fin de sa vie, Lefranc dicte ses dernières volontés : « Je donne donc et je lègue aux Etats de Languedoc ma bibliothèque de Pompignan et mes antiques et curiosités pour servir sous leur direction à l’usage des habitants de ladite province qui n’en pourront lire et consulter les livres, mémoires et monuments que dans le lieu où le total sera gardé. » Mais que sont devenues ces partitions ? Comme nous l’avons vu sa bibliothèque se situait au château de Pompignan où Lefranc accueillait des comédiens et des musiciens quand ils étaient de passage à Toulouse. Estimé à plus de trois cents volumes, la section des partitions qu’elle contenait formera le noyau originel du fonds musical ancien actuellement conservé à la Bibliothèque Municipale de Toulouse, rue du Périgord. Voici son histoire :

Après le décès de Lefranc, son fils respectant sa volonté vendit la bibliothèque de Pompignan à l’archevêque de Toulouse, Mgr Loménie de Brienne pour enrichir la bibliothèque du collège royal de cette ville. Cette bibliothèque, augmentée des confiscations révolutionnaires, devint municipale en 1804. En 1838, la plupart des partitions furent confiées à l’école de musique de Toulouse qui faisait partie de l’école des Arts créée en 1820. En 1840 l’école de musique est devenue succursale du Conservatoire de Paris. Durant cette période il faut déplorer la disparition de nombreuses partitions faute de conditions de conservation correctes. Enfin, c’est entre 1953 et 1956 que les partitions furent abritées à la Bibliothèque Municipale de Toulouse. Depuis, les différents conservateurs ont eu à cœur de sauvegarder ce fonds très important qui s’élève actuellement à plus de 8000 ouvrages. Le catalogue a été dressé en 2000 par Jeannine Laborie et Jean-Christophe Maillard sous l’égide du ministère de la Culture.

Le fonds Lefranc de Pompignan est donc estimé à plus de trois cents partitions, mais il reste cependant difficile d’identifier précisément leur origine car l’inventaire de sa bibliothèque qu’il avait dressé à la fin de sa vie reste malheureusement introuvable. On sait que Lefranc a fait l’acquisition de ces partitions à Paris, souvent lors de ventes aux enchères ou par l’intermédiaire de commissionnaires spécialisés. Il sollicitait aussi ses amis, notamment Nicolas Thieriot proche de La Poupelinière dont il a déjà été question. Lefranc entretenait une correspondance régulière avec lui dont voici un extrait daté du 2 avril 1737 : « J’avais oublié de vous mander que je serais bien aise d’avoir quelques opéras de Lully pourvu qu’ils ne soient pas bien chers. Il se présente souvent des occasions d’en acheter dans les inventaires, quelquefois aussi dans les boutiques des libraires. Je voudrais surtout Armide, Roland, Thésée. Cependant ne vous réglez dans ces emplettes que sur la modicité de prix. » Il est certain que Lefranc possédait une quarantaine de partitions d’opéras de Lully, qui étaient encore au XVIIIème siècle le modèle parfait de la tragédie lyrique française. Les signatures de propriétaires parisiens sur nombre de ces partitions prouvent peut-être que Lefranc en avait fait l’acquisition par les moyens que nous venons de voir.

Son ex-libris figure sur 15 ouvrages qui lui ont sans aucun doute appartenu. En voici la liste :

Les tragédies Camille et Hésione de Campra

Les opéras-ballets Le carnaval de Venise et l’Europe galante de Campra

Un livre de motets toujours de Campra

La tragédie Iphigénie en Tauride de Desmarest et Campra

L’opéra-ballet Les Eléments, et la tragédie Omphale de Destouches

Le Ballet de la Paix de Francoeur et Rebel

Philomèle, tragédie de Lacoste

Jephté, tragédie de Montéclair

L’opéra-ballet Les fêtes de Thalie et la tragédie Pirithoüs de Mouret

Les Indes Galantes de Rameau

et enfin Les Plaisirs champêtres de Rebel, intégré dans un grand volume.

Au vu de cette importante collection de partitions, on peut se poser la question de savoir si Lefranc lisait la musique. Si dans sa biographie il n’est jamais fait état d’un enseignement qu’il aurait pu recevoir, c’était une pratique courante dans la haute société de faire apprendre la musique aux enfants. D’autre part le musicologue Robert Fajon, dans son étude sur le fonds musical Lully de la bibliothèque de Toulouse, en trouve la preuve dans une lettre datée du 12 avril 1737 dans laquelle Lefranc se plaint d’avoir reçu une partition incomplète d’Hippolyte et Aricie de Rameau. Jouait-il également d’un instrument ? Ce n’est que probable.

Attachons-nous maintenant à la postérité musicale de l’œuvre poétique de Lefranc. Même s’il était à la fois le défenseur d’un art devenant désuet, la tragédie, et d’idées que l’on qualifierait de rétrogrades, il faut rappeler qu’un an avant sa mort Lefranc a appris que sa Didon avait été mise en musique et représentée à l’Opéra sous la forme d’un drame lyrique. Le livret est dû à Marmontel (célèbre académicien que Lefranc connaissait bien, lauréat des Jeux Floraux à Toulouse en 1744 et de l’Académie de Montauban en 1745). La musique est de Piccinni. Un succès considérable (Louis XVI a voulu l’entendre trois fois de suite !) l’a faite rejouer 256 fois notamment sous la direction de Jean-Baptiste Rey, alors directeur de l’Opéra, natif de Lauzerte.

Concernant les Poésies sacrées elles inspireront Jean-Baptiste Labat (1802-1875) organiste et maître de chapelle de la Cathédrale de Montauban qui composera le chœur à quatre voix Inspire moi de saints cantiques vers 1845. Puis plus tard, en 1876 à Argenteuil, le grand organiste Alexandre Guilmant composera l’ode Heureux le cœur pur et sans tache.  Nous avons également découvert ce curieux Noël qui sera chanté dans l’église N.D. de la Daurade à l’occasion de la fête de MM. Les Négocians le 6 janvier 1859 composé par Charles Becquié professeur à l’école royale des Beaux-Arts. Il n’est pas impossible que d’autres pièces musicales aient été écrites sur les vers de Lefranc : nous nous emploierons à les retrouver et si possible les faire revivre.

J’espère, grâce à cette présentation, vous avoir donné un bon aperçu des indéniables talents poétiques de Lefranc de Pompignan et de sa passion pour l’art lyrique, en particulier au service de la belle musique de Grenet. C’est une manière de rendre hommage à ce personnage emblématique de notre patrimoine à plusieurs titres : il fut un homme d’une immense culture, honnête, talentueux, curieux, engagé. Son projet de devenir un poète célèbre a bien failli aboutir mais les circonstances ne l’ont pas aidé. La postérité lui a heureusement rendu justice, peut-être insuffisamment. Sa passion pour la musique a été l’une des lignes directrices de son existence, et nous avons encore bien des choses à apprendre sur ce sujet. J’espère que cette conférence sera le point de départ de nouvelles recherches fructueuses.