Mosaïque de Michel Schmidt-Chevalier (collection particulière)
Art et science : complicités, cheminements et perspectives
(conférence de Mme Mireille Courdeau)
Séance du 7 octobre 2019
Selon le rite académique, Mme Courdeau prononce l’éloge de son prédécesseur au 34ème fauteuil, M. le marquis Antoine de Reyniès, ancien président de l’Académie, aujourd’hui membre honoraire. « Homme cultivé, noble de famille et d’esprit, passionné et engagé », il est l’héritier de l’une des plus anciennes familles du Quercy, qui occupe depuis 1786 le château de Reyniès, inscrit en 1974 à l’Inventaire des Monuments historiques. Né à Annecy en 1927, capitaine au long cours, Antoine de Reyniès fait son service militaire à Brest et part au Tonkin. Ayant navigué pendant trente ans au sein de la Compagnie Générale Transatlantique devenue Compagnie Générale Maritime, il séjourne au Havre et traverse l’Atlantique à de multiples reprises. En charge de la sécurité à bord du paquebot France lors de son désarmement, il prend sa retraite à l’âge de 53 ans. Après un séjour parisien, il regagne Reyniès, reçoit la Croix de Guerre des Théâtres des Opérations Extérieures, est fait chevalier de la Légion d’Honneur. Dans son village proche de Montauban, il est exploitant agricole de 1980 à 1995 et s’implique dans la vie locale. Élu premier magistrat de la commune de 1989 à 1995, il restaure l’école et la mairie. Mais sa passion reste l’écriture et, à ce titre, entreprend la noble activité d’écrivain public. Il s’engage dans la vie associative comme président départemental de « Vieilles Maisons de France » et reste séduit par la richesse du patrimoine local. En 2001, il est reçu à l’Académie par le docteur Philippe Rollin, présentant « L’épopée transatlantique au XXe siècle ». Il préside la noble institution en 2010-2011, décide de « transmettre avec dignité [son] fauteuil, bel acte d’humilité ». Aujourd’hui, le marquis de Reyniès se consacre à sa famille, à son château, à son jardin. Mireille Courdeau termine cet éloge sur ces mots : « J’espère être digne de tous ceux qui m’ont précédée ; le sénateur-maire Henri Delbreil, le général Teil et vous-même… ».
Mireille Courdeau prononce ensuite une communication sur le thème « Art et science : complicités, cheminements et perspectives ». Art et science ne s’opposent pas obligatoirement et progressent souvent ensemble, entretiennent une relation dialectique. Autrefois, les scientifiques ne devaient pas contester les grandes croyances véhiculées par les religions révélées, sauf à être marginalisés ou persécutés. De nos jours, ils partent du principe qu’ils ne savent rien à priori et que leurs découvertes ne valent « que jusqu’au moment où elles seront rendues caduques par d’autres découvertes » ; en fait, on progresse de paradigme en paradigme. Quant à l’art, s’il s’apparentait autrefois fréquemment à une délectation esthétique représentant un monde harmonieux orienté vers la perfection et le divin, il illustre aujourd’hui les multiples formes d’expressions coexistant dans un monde en perpétuelle évolution.
Abordant son sujet selon une approche principalement artistique, Mireille Courdeau enchaînait avec quelques développements sur l’art pariétal et les sociétés primitives. L’homme préhistorique disposait de deux pigments : le noir (provenant du charbon de bois) et l’ocre (issu d’argiles) ; il peignait en « déformant l’animal ou le chasseur qu’il dessinait en fonction d’une paroi ni plane ni vraiment verticale ». Ce lointain ancêtre était chimiste, géomètre et étayait sa démarche artistique par une approche proto-scientifique. Avec Pythagore, la double approche – mathématique et musicale – est évidente. Au XVe siècle, Léonard de Vinci affirme que « la peinture est la synthèse de toutes les sciences ». Quant à Bach, il était fasciné par les chiffres et les nombres (le 14 n’était-il pas la somme des lettres de son nom ?). Newton est convaincu qu’il existe une correspondance entre la gamme des couleurs et celle des notes musicales. Le Père Castel, chercheur et philosophe, s’intéresse au XVIIIe siècle à l’art de peindre les sons ; mais sa démarche est contestable par manque de rigueur et abus de postulats douteux. Il propose même de concevoir une lanterne magique semblable à celle des colporteurs qui font apparaître châteaux et villes en tirant de petites cordes, comme on actionnerait les touches du clavecin ! De son côté, Benjamin Franklin découvre en Angleterre l’armonica (sans h pour ne pas le confondre avec celui à bouche) de verre et met tout son savoir et son ingéniosité au service de l’art musical tant il est vrai que l’instrument qu’il conçoit a des sonorités douces et pures.
Au XIXe siècle, entre art et science un « divorce » semble s’établir. D’un côté le courant matérialiste des positivistes autour d’Auguste Comte et, de l’autre, le romantisme. Baudelaire refuse tout rapprochement de l’art et de la science. Mais la rupture sera de courte durée. Ainsi, Leconte de Lisle écrit en 1880 : « L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent tendre à s’unir étroitement si ce n’est à se confondre ». En réalité, on assiste à une évolution des langages. Est arrivé le temps des physiciens, astrophysiciens, cosmologistes… et le désir des artistes est de se nourrir des problématiques inhérentes aux sciences et techniques. Ainsi le peintre tchèque Kupka trouve son inspiration dans les astres, les découvertes scientifiques, les abstractions cosmiques. Apollinaire dans « l’esprit nouveau et les poètes » constate avec enthousiasme le cheminement « de concert » de l’art et de la science. En ce début du XXe siècle, Eric Satie introduit des sons produits par une machine à écrire ou un revolver parmi les sonorités de l’orchestre classique, s’inscrivant pour l’art des sons, dans le courant des peintres suprématistes et « abstractistes ». Nouveaux instruments, nouvelles approches, nouvelles esthétiques, nouveaux langages : l’expérimentation artistique prend alors le pas sur l’académisme. Pierre Schaeffer (ingénieur en télécommunications) et Pierre Henry (metteur en ondes artistiques), fondent en 1951 le Groupe de Recherche sur les Musiques Concrètes. Au même moment, les scientifiques travaillent en physique nucléaire à la désintégration du noyau de l’atome… Les musiciens cheminent avec les scientifiques et ce compagnonnage reste, de nos jours, d’actualité. Et Mireille Courdeau de faire découvrir à son auditoire un artiste mosaïste, Michel Schmidt-Chevalier, présent dans une collection particulière à la médiathèque de Lauzerte : « Il décortique, dit-elle, avec le soutien des scientifiques et des philosophes de son temps, les processus de création ».
Aujourd’hui, artistes et scientifiques cheminent toujours de concert. Les artistes puissent leurs inspirations dans les découvertes scientifiques, technologiques et proposent des créations-abstractions et des créations virtuelles. C’est le cas de Frank Popper pour qui l’arrivée du cyberespace participe à la création d’un nouveau courant : l’art virtuel. L’œuvre artistique chemine de la sorte avec les découvertes liées à la science et à la technologie, comme l’exprime si bien Jacques Mandelbrojt, peintre, physicien-mathématicien, « qui peint des œuvres abstraites, alternances de signes épurés de foisonnement, d’agitations intenses… qui peint le mouvement sur un axe de temps vertical ou horizontal ».
Proche de Jacques Mandelbrojt, Mireille Courdeau ne pense pas qu’intuition et imagination jouent un rôle plus capital dans l'art que dans la science mais que leur statut est différent dans l'un et dans l'autre. Ainsi a-t-on pris l’habitude de penser et d’admettre que la science serait « découverte » d'un ordre préexistant dans la nature, alors que l'art serait « création ». C'est oublier l'aspect construit, des concepts scientifiques et au contraire l'aspect découverte que comporte l'art.
En conclusion, Mireille Courdeau aura cette réflexion : « Le couple formé par l’art et la science va très certainement naviguer de concert pendant des siècles encore ». Et d’ajouter : « Il ne faut pas sous-estimer les mutations qui vont s’opérer au niveau de la création artistique du fait de l’apport des nouvelles techniques qui remettront en cause intrinsèquement les processus de création ».
« C’est quand qu’on va où ? » interroge-t-elle, paraphrasant ainsi le chanteur Renaud. Vers quels univers les progrès des neurosciences et des sciences cognitives mis au service de la création artistique nous entraîneront-ils ? C’est à nous de l’imaginer...
Le président Jean-Luc Nespoulous devait conclure cette brillante et riche conférence par ces mots : « J’oserai qualifier votre conférence de véritable œuvre d’art, reposant toutefois sur un socle scientifique du fait de la rigueur de la démarche que vous avez adoptée pour rendre compte de ces deux champs et de leur articulation. L’art et la science nécessitent toujours, en amont, une importante dose d’imagination. C’est en cela qu’ils se ressemblent. Ces deux domaines ne s’opposent donc pas. Ils constituent les deux pôles d’un continuum, comme le spectre des couleurs… aux transitions continues et non clairement tranchées ».
Il remettait ensuite à Mireille Courdeau la médaille de l’Académie de Montauban sous les applaudissements nourris de la salle.