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Le haïku ou l’art de donner une voix au silence

Conférence Olivier FOURNET – 2 octobre 2023

 

« La lumière qui se dégage des choses, il faut la fixer dans les mots avant qu’elle ne s’éteigne » (Bashô)

 

Le haïku est un art poétique japonais né à l’époque Edo et caractérisé par sa brièveté, sa simplicité apparente dans une forme très rigoureuse mais aussi sa force d’évocation et sa subtilité. Adopté hors du Japon, il permet à ses adeptes comme à ses lecteurs le développement d’une sensibilité au moment, à l’instant si importante dans notre monde de bruit et d’agitation permanente.

Après avoir brossé l’histoire du haïku autour de la figure de Matsuo Basho, l’inventeur du haïku au 17ème siècle, nous en décrirons la forme autour de trois vers de 17 syllabes, la structure très codifiée avec un marqueur temporel (le kigo) et une rupture qui ouvre à l’imaginaire. En nous appuyant sur de multiples exemples anciens et modernes car les « haijins », c’est-à-dire celles et ceux qui se livrent à cet art poétique sont nombreux et leur production très diverse hier comme aujourd’hui, nous en montreront la vitalité et l’intérêt. Nous conclurons par quelques ponts littéraires avec Roland Barthes qui parlait de « la forme exemplaire de la notation du présent », la peinture avec les estampes d’Hokusaï ou philosophiques avec Camus et l’absurdité de l’existence.

vieille mare

une grenouille plonge

bruit de l’eau

-Bashô-

 

Matsuo Bashô, né en 1644 et mort en 1694, était un poète du début de la période Edo. Il est né à Ahai-gun, dans la province d'Iga (aujourd'hui Iga City, préfecture de Mie).

Il est l'un des plus grands poètes de l'histoire du Japon. À cette époque, le haïkaï, la version humoristique de ce qui deviendra le haïku, était connu et usité mais cantonné à cette dimension visant à faire rire ou sourire.

« le haïku n’est pas dans la lettre mais dans le cœur » nous dit-il.

Le haïku célèbre plutôt l'évanescence des choses, la contemplation de la nature et de l'environnement. Il s’adresse au cœur et vise à traduire une émotion.

La célébrité de Matsuo Bashô trouve essentiellement sa source dans la publication de son carnet de voyage, Okunohosomichi « la sente étroite autour du monde », qui décrit son aventure, de Fukagawa à Ogaki sur l’île principale de l’archipel japonais (Honshu) en compagnie de son élève Kawai Sora, en 1689.

C’est le 27 mars que Matsuo Bashô entreprend ce voyage qui l'a conduit à travers des régions inconnues de lui dans le but de retrouver l’énergie poétique dans les sites historiques de poètes japonais anciens. C'est dans le cadre de ce voyage que de nombreux haïkus célèbres ont été composés sur un total de plus de 2000 qui lui sont attribués.

l’herbe d’un été

et les restes

du rêve d’un soldat

-Bashô-

Matsuo Bashô est arrivé à Ogaki à la fin du mois d'août 1689, achevant un voyage d'environ cinq mois et d'environ 2000 km, en ayant affermi ce nouveau style de composition poétique.

Il retourne ensuite à Edo et prend en charge de nombreux disciples. Sa santé est fragile mais il joue un rôle de mentor pour ses élèves au point de se déplacer à Osaka pour tenter d’en réconcilier deux qui s’étaient brouillés. C’est au cours de ce voyage que sa santé se dégrade et qu’il finit par rendre son dernier souffle le 12 octobre 1694 après avoir écrit son dernier haïku le 10 :

malade du voyage

mon rêve court

la lande en friche

-Bashô-

Regardons maintenant les règles de base pour la composition du haïku :

Pour faire simple, on peut commencer par dire que le haïku est construit autour de trois vers de 17 syllabes si l’on retient la version « occidentale » avec une structure très codifiée nécessitant un marqueur temporel (le kigo) et une rupture qui ouvre à l’imaginaire.

Entrons un peu dans le détail : le haïku ne doit pas être plus long qu’un souffle, que le temps d’une respiration. Il s’inscrit dans un tercet de 17 « mores » soit 17 signes « signifiants » que l’on transposera en syllabes dans l’alphabet occidental mais qui ne correspond pas tout à fait à la logique de l’idéogramme japonais ce qui explique souvent le décalage formel dans les traductions en français des poèmes des haijins japonais.

3 vers donc, rythmés par une alternance court-long-court avec un découpage 5 - 7 - 5 syllabes où l’on retrouve l’analogie avec une respiration. Le haïku doit ensuite comporter un marqueur de temps, de saison, le « kigo »

ciel d’automne

des milliers de moineaux

bruissent d’ailes

-Yotsuya Ryu-

Une fois ces éléments posés, il convient également, pour renforcer l’évocation poétique, de rechercher une forme de rupture, de surprise, de décalage entre les vers pour ouvrir vers la sensation si chère à ceux qui font du monde un sujet sans fin de méditation :

vent d’hiver

les rochers déchirent

le bruit de l’eau

-Yosa Buson-

Explorons maintenant quelques principes d’esthétique japonaise qui sont les racines du haïku et permettent sans doute d’en saisir le sens subtil. J’ai emprunté la plupart de ces explications à Karin Lou Ryan, haijin francophone récemment disparue et qui a publié sur un forum réservé aux adeptes du haïku un travail remarquable sur le sujet.

Yūgen (幽玄)

Beauté riche et mystérieuse, beauté profonde ou subtile, Yūgen est un concept de l’esthétique japonaise appliqué aux arts, aux arts scéniques, à la littérature et à la poésie. Il signifie "ce qui se trouve sous la surface" ; le subtil opposé à ce qui est évident ; la suggestion opposée à la formulation.

"Regarder le soleil derrière une colline tapissée de fleurs, errer dans une immense forêt sans penser au retour, se tenir debout sur le rivage et observer un navire disparaissant derrière une île lointaine..." telles sont les portes du Yūgen. (in le Traité d'esthétique japonaise par Donald Richie, écrivain et critique américain mort en 2013 , Ed. Sully)

Le Yūgen renvoie à la compréhension et à l’évocation nostalgique de la beauté mystérieuse du monde. Il ne s’agit pas de faire appel à l’imaginaire ni de décrire la réalité concrète, mais de percevoir le monde comme doté d’une profondeur implicite que les artistes peuvent exprimer subtilement.

Illustration : "Ghost Flowers and Zombie Plants" - nouvelle série de Mark Hislop (2020)

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Fūryū (風流)

Le terme de Fūryū (風流, littéralement «souffle du vent» ou «cours du vent») est une doctrine philosophique japonaise qui cherche à marquer une idée de style, de finesse, d'élégance ou de beauté. Cette idée, employée par Bashô, se retrouve notamment dans la cérémonie du thé, la peinture japonaise, l'ikebana, les haïkus ou l'ukiyo-e, le « monde flottant » dont nous verrons un exemple tout à l’heure avec Hokusaï.

Fūryū désigne dans le bushido, littéralement la voie du guerrier, l'une des bases de l'éducation du samouraï de l'époque des shoguns Tokugawa (1603-1868) sur la notion du confucianisme chinois qui voulait que l'éducation du sage et celle du guerrier se rejoignent et que la formation du corps ne pouvait aller sans celle de l'esprit. Cette notion de fūryū fut reprise par le bouddhisme zen (zen-shu) et reposait sur une trilogie : la simplicité intérieure (sabi), l'attention aux choses simples de la vie (wabi) et la sensibilisation à ce qui se trouve derrière le superficiel (yūgen). Cette trilogie était le cadre à l'intérieur duquel le samouraï devait découvrir la pureté de la pensée (sei), la valeur du calme (jaku), l'harmonie intérieure (wa), la sagesse (juju) et l'humilité, c'est-à-dire les critères d'une véritable éducation morale.

Illustration : Furyu, 28 mars 1961, de Jean Degottex (1918, France - 1988, France),  Centre Pompidou.

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Mono no Aware (物の哀れ)

Alors qu'en Occident le principe de l'éternité et de la durabilité baigne notre quotidien, Il en va tout autrement dans la pensée orientale où le contraste entre l'éternité et l'éphémère est beaucoup plus important en raison d’une vision cyclique du temps. Au Japon, l'expression "Mono no aware", qui signifie "le pathos des choses", représente un concept esthétique et spirituel qui régit la société de bien nombreuses façons. Il peut être traduit comme "l'empathie envers les choses" ou "la sensibilité pour l'éphémère ”.

L'expression “mono no aware” est composée du mot mono (物), signifiant "chose", et de l'interjection aware (哀れ) que l’on pourrait traduire par "ah !". Elle témoigne d'une surprise mesurée, contrôlée.

Ainsi cette expression articulée autour de la particule japonaise の signifie très littéralement "l'aspect ah ! des choses".

Cependant, pour mieux comprendre l'expression, on pourrait dire que c'est une qualité légèrement agréable et triste telle que perçue par un observateur sensible à la nature éphémère de l'existence ; la "pitié des choses" (selon la définition d'Ivan Morris, japonologue britannique mort en 1976).

Illustration :  Hiroshige, Cloche du soir au temple Mii, image extraite du site ukiyo-e.org.

 

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Mujo 無常

Concept bouddhique suggérant l'impermanence, c’est seulement quand le temps s’arrête que nous pouvons accéder à un état de pure intensité.

Mujõ, c’est prendre conscience que tout est instable et que rien n’est constant. Comment ne pas faire le lien avec Pline l’ancien et son « La seule certitude, c’est que rien n’est certain » ? Tout est transitoire, mais c’est justement ce côté éphémère des choses qui fait le charme de l’existence. Que serait la mer sans les vagues, une montagne sans brumes ?

Les conceptions du présent, du passé et du futur sont illusoires. Le temps se résume alors à la notion d’instant. Mujõ, ou l’art de flotter dans le temps, c’est toute cette beauté flottante avec ses flux et ses reflux qui fait que nous sommes semblables à la pluie.

Être ou ne pas être, flotter entre permanence et impermanence : c’est une esthétique quotidienne du faire, du dire, de l’agir. Savoir être à la fois absent et présent, rester attentif aux détails de la vie sans leur retirer leur poésie, tel est le juste milieu. Tel est l’art de surfer sur les vagues du temps…

Illustration issue du site Nature-passionnement.com

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au soleil couchant

l’ombre du laboureur

s’enténèbre

-Taneda Santoka-

 

Quelques mots maintenant pour conclure et souligner quelques liens avec la littérature ou la peinture.

Roland Barthes (1915-1980), philosophe et sémiologue français, auteur en 1970 de L’empire des signes, œuvre majeure sur le Japon,  a consacré une partie de ses derniers travaux au haïku, « une écriture de l’instant, une écriture absolue de l’instant », comme il le dira dans son cours au Collège de France le 13 janvier 1979, sur le désir du haïku.

Pour Barthes, le haïku concerne le rapport à autrui qui est pour lui un problème crucial dans l’écriture. De Camus, il écrivait à propos de L’Etranger : « Peut-être qu’avec L’Etranger se lève un nouveau style, style du silence et silence du style ». Sans doute comprendrez-vous mieux le titre donné à cette conférence maintenant ? Pour en revenir au haïku selon Barthes, dans le poème japonais « on a isolé le sujet, on a aboli le conflit, la compétition et on a donc pacifié l’ego, qui dans le haïku se retrouve seul et voluptueux au milieu de la création ». Dans son cours, il définit ainsi la notion de sens dans le haïku : « le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière ». Le lien avec la formulation de Bashô mise en exergue de ce travail est évident : « la lumière qui se dégage des choses, il faut la fixer dans les mots… »

Peut-on mieux dire que Barthes ? Sans doute non, il faut s’inscrire dans ce qui est, à l’instant, pour simplement l’offrir au monde…

Passons à un autre pont avec la peinture maintenant.

Les estampes japonaises ont fasciné les peintres européens, comme l’illustre l’exposition de la Pinacothèque de Paris consacrée en 2012 à une rencontre virtuelle entre l’œuvre de Van Gogh (1853-1890) et celle d’Hiroshige (1797-1858). Ils sont avec Hokusaï (1760-1849) les deux plus célèbres artistes de l’ukiyo-e, littéralement « image d’un monde flottant », dont l’esthétique peut se rapprocher aisément de l’essor du haïku dans l’ère Edo.

Arrêtons-nous un instant sur Hokusaï, aussi surnommé le « vieux fou de dessin » car son œuvre la plus célèbre « La Grande Vague de Kanagawa » illustre si bien la notion d’impermanence et en même temps la nécessité de goûter chaque instant avec gourmandise :

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Cette œuvre publiée en 1831 est l’estampe la plus connue de sa série « Trente-six vues du Mont Fuji ». Son utilisation du bleu de Prusse mais aussi la fusion entre l’estampe japonaise classique et la perspective occidentale en fit un succès immense au Japon mais également en Europe où elle influença sans aucun doute les impressionnistes tout autant que des peintres contemporains comme Pierre Soulages. Signalons par exemple le vase réalisé par le maître du noir à la demande du président de la République, Jacques Chirac, pour servir de trophée à un tournoi de Sumo et qui tient son esprit du kintsugi « l’art de la fêlure », qui consiste à sublimer par une cicatrice d’or les objets cassés.

Revenons à La Grande Vague : l’estampe mesure environ 26 cm sur 38 et représente une scène de tempête et de transport de marchandises par bateau. C’est comme un haïku, la saisie d’un instant, la sublimation du banal avec au fond du tableau le mont Fuji, symbole immuable, comme incongru dans ce monde flottant sur lequel nous voguons vaille que vaille…

« Continuer de penser que l’arbre et le chemin sont si beaux dans la lumière du soir que ce ne peut être pour rien, et que nous avons toujours la tâche de les montrer dans leur évidence ... », Yves Bonnefoy (1923-2016).